Vous avez dit « marché biface » ?

Pour une définition rapide d'un marché biface, voir l'article Wikipédia (ou en anglais) : il s'agit d'un marché dont le fonctionnement repose sur l'appariement d'une offre et d'une demande par le biais d'une plate-forme, et où se rencontres d'importantes externalités liées au choix de la plate-forme. Un exemple-type est celui des consoles de jeux vidéo : si de nombreux consommateurs achètent une console donnée, de nombreux développeurs y proposeront des jeux (il y a donc un effet de réseau positif entre consommateur), et inversement si de nombreux jeux sont proposés, les consommateurs seront plus attirés par cette console (externalité inter-groupes). Tous le problème des fabricants de console est donc d'assurer les clients potentiels qu'il y aaura beaucoup de jeux développés, et d'assurer les développeurs qu'il y aura beaucoup d'acheteurs.

Google : une plate-forme

Cette logique, Google la connaît bien. En tant que moteur de recherche, il s'agit essentiellement d'une plate-forme. Or, que nous dit la littérature sur le sujet (voir Rochet et Tirole ainsi que Caillaud et Jullien, merci à Thomas pour m'avoir expliqué tout ça) ? D'abord qu'il y a une tendance naturelle au monopole. La question de la prééminence de Wikipédia ou de Knol est donc pertinente. Ensuite, que les stratégies des plates-formes reposent sur un principe de Divide and Conquer, où chaque plate-forme essaye de subventionner un côté (en lui offrant gratuitement le service, voire en payant pour sa participation), afin d'assurer la participation (payante) de l'autre côté.

C'est bien cette stratégie qui a réussi au moteur de recherche Google. Les concepteurs de site sont subventionnés (l'indexation est gratuite, et même automatique), de même que les utilisateurs (qui ne supportent qu'un coût minime en termes de publicités), ce qui permet de faire venir les annonceurs publicitaires.

Et Wikipédia dans tout ça ?

Wikipédia et Knol sont également des plates-formes avec d'un côté les lecteurs, et de l'autre les rédacteurs. Le projet même de Wikipédia est de limiter l'ampleur de cette distinction, mais force est de constater que le nombre de rédacteurs actifs est de plusieurs ordres de grandeur inférieur au nombre de personnes consultant l'encyclopédie libre. Leur problème commun est donc d'attirer d'une part le plus grand nombre de rédacteurs compétents, et d'autre part les lecteurs.

Je sais que le but de Wikipédia n'est pas de maximiser son profit. Cependant, le coût croissant des serveurs me suffit pour penser que maximiser le nombre de consultations constitue un bon proxy des objectifs de Wikipédia, de même que le nombre de consultation est un bon proxy des recettes publicitaires de Knol.

Comment se passe donc la concurrence entre les deux plates-formes ? À mon sens, elles ont choisi des stratégies diamétralement opposées.

Knol

Selon moi, Knol subventionne les auteurs et fait payer indirectement les lecteurs. En effet, Google partage avec les auteurs de Knol les recettes publicitaires liées à la fréquentation de leurs contributions. Google donne également toute latitude aux auteurs pour fixer la licence de leurs contributions et les modes éventuels de collaboration. Les lecteurs, eux, sont mis à contribution par la présence de piblicités (sur certains articles), par le système de vote, et surtout par le coût à faire le tri entre plusieurs articles sur le même thème (certains pouvant être biaisés, faux, ou des canulars). L'idée de base est, je suppose, de généraliser le système fondant l'algorithme du moteur de recherche, et d'utiliser ce dernier pour trouver l'information pertinente. En d'autres termes, d'après Google, la ressource rare et élastique, ce sont les auteurs de bons articles.

Wikipédia

Sur Wikipédia, c'est l'inverse. Le lecteur n'a (pratiquement) rien à faire. Théoriquement, un sujet est traité par un ou plusieurs articles selon le niveau de détail, les articles présentent de manière neutre l'état des savoirs, chaque élément étant appuyé sur une référence précise à une source fiable et vérifiable. Le rédacteur, lui, est soumis à un copieux ensemble de règles (un point d'entrée), souvent plus exigeantes que celles applicables à une littérature académique de bon niveau. S'il n'est pas tenu à l'anonymat, ses contributions ne sont qu'indirectement signalées, et surtout mises sous une licence très permissive en termes de copie et de réutilisation. Ainsi, Wikipédia subventionne les lecteurs, et fait peser sur les auteurs une large partie du coût de fonctionnement.

J'en profite pour souligner que le système de notation des articles, tel qu'il est mis en place par la Wikipedia germanophone, revient en partie sur cette stratégie, en mettant à contribution les utilisateurs.

Knol ou Wikipédia ?

Dans le processus de concurrence, de nombreux éléments supplémentaires vont entrer en ligne de compte : la position installée de Wikipédia, le référencement que Google va donner à Knol, avec éventuellement son intégration dans les autres outils Google. Sur le plan des stratégies toutefois, j'avoue ne pas être très convaincu par la stratégie de Google.

En effet, contrairement au page rank, le système de notation est manipulable. Il est à la portée des mouvements créationnistes d'écrire un article très critique sur la théorie de l'évolution, puis de demander à leurs adhérents de voter pour qu'il arrive en haut des recherches des Knol sur ce domaine. Surtout, la subvention aux auteurs me semble faible. Même avec une barrière à l'entrée élevée, Wikipédia parvient à attirer des contributeurs d'une compétence certaine sur leur sujet, sans être des pontes (étudiants en Master, doctorants, jeunes chercheurs pour ne considérer que les sujets académiques). Les grands noms ont probablement mieux à faire de leur temps que d'écrire pour Knol, puisque leur nom suffit à leur ouvrir les colonnes des journaux, ou à défaut d'avoir un lectorat important sur leur blog.

À rebours, le prix à payer pour se faire une idée de la fiabilité d'un article Knol est important, puisque rien ne garantit l'absence de biais ou la compétence d'un article. En ne donnant pas la possibilité de faire des liens entre articles, Google se prive en outre d'une dimension de réseau importante quand on connaît les comportements de navigation sur Wikipédia, la consultation d'un article en entraînant une autre au fil des hyperliens. De même, si les Catégories de Wikipédia constituent un système sans doute trop rigide de structuration du contenu, l'absence d'un système avancé (type tag) dans Knol me surprend un peu.

Inversement, la barrière à l'entrée sur Wikipédia est de plus en plus haute, et il est difficile de prédire quel effet cela aura sur l'offre de contributions pas les rédacteurs les plus qualifiés, donc ayant le coût d'opportunité le plus élevé. De plus, la réalité des articles, surtout les plus polémiques, est souvent loin de la neutralité visée, et l'appel à des références fiables se fait attendre.

Bref, la course n'est pas joué, et il va être intéressant d'étudier l'impact des deux stratégies sur le devenir de chacun de ces projets.