La disparition des libraires

L'argument usuel, développé dans les plaidoyers concernant le prix unique du livre, est le suivant : dans les années 1980, un prix unique du livre a été mis en place, alors que les vendeurs de disques restaient libres de fixer leurs prix. Résultat, les libraires ont résisté tant bien que mal à l'entrée de la grande distribution sur leur marché, tandis que les disquaires indépendants ont pratiquement disparu, hors quelques marché de niche (Harmonia Mundi par exemple). Ergo, le prix unique du livre a permis de sauver les libraires (et il aurait sans doute faire de même pour les disquaires).

Que le prix unique du livre ait permis, à l'époque, le maintenir le nombre de libraires, j'en parlerai plus et ailleurs. Ce dont je voudrais parler aujourd'hui est l'idée, implicite, qu'il aurait peut-être fallu aussi un prix unique du disque. Idée, à mon sens, fausse.

Le livre et le disque

À première vue, le livre et le disque partagent de nombreuses caractéristiques communes : biens prototypes (chaque album est unique et différent de tous les autres), biens d'expérience, très grande diversité de l'offre. Pourquoi donc ce qui est valable pour les libraires ne serait-il pas alors valable pour les disquaires ?

En ce qui concerne la diversité de l'offre, le parallèle tient. De même que le libraire peut effectuer une sélection parmi le grand nombre de sorties, le disquaire peut proposer un assortiment qui mette en valeur les enregistrements de qualité. Il peut également, sur la base de mes goûts, me conseiller ou me déconseiller tel ou tel album (par exemple une version baroqueuse de la Symphonie concertante de Mozart plutôt qu'une version plus romantique si j'aime la musique baroque). Ce sont justement ces deux rôles, appliqués au livre, qui fondent la justification du prix unique du livre.

Ces deux rôles ont-ils la même importance dans les deux marchés ? Je pense que non, et c'est là que les choses divergent. En effet, l'information que je peux retirer de l'examen d'un extrait d'un livre est beaucoup plus pauvre que celle que je peux retirer de quelques minutes d'écoute d'un disque. Prenons deux exemple extrêmes : dans le temps qu'il faut à l'équipe de La tribune des critiques de disques (France Musique) pour juger les caractéristiques de six interprétations et souvent deviner leurs interprètes, les Papous parviennent tout juste à identifier l'auteur d'un extrait. Cette asymétrie est liée au caractère même du médium. Si le style d'un auteur se sent vite, sa capacité à construire une intrigue et à la mener ne s'évalue que sur l'ensemble de l'ouvrage, alors que le style d'un interprète peut s'évaluer sur un extrait.

De plus, et surtout, l'information concernant la musique est beaucoup plus aisément disponible et facile à intégrer que celle concernant les livres : il suffit d'allumer la radio, fût-ce en fond sonore, et de lever l'oreille quand on entend un morceau qui nous plaît. Évidemment, cela entraîne des dissymétries entre morceaux ayant accédé aux ondes et ceux qui sont restés à l'intérieur. Mais qu'est-ce donc, sinon reporter la fonction de sélection du disquaire au programmateur de la radio. Est-ce que le second serait moins efficace que le premier ? Dans un cadre de morcellement de l'offre radiophonique et de concurrence entre radios, les programmateurs ont plutôt intérêt à proposer un mix de qualité.

Ce n'est donc sans doute pas un hasard si les vendeurs de disques se maintiennent dans les segments les plus exigeants du marché, à commencer par la musique classique. En effet, il s'agit d'un secteur dont l'exposition radiophonique est relativement faible, et où les différences se jouent au niveau de l'interprétation. Inversement, dans les types de musique rock-pop, où le style d'un artiste ou d'un album peut se deviner assez fiablement de l'écoute d'une chanson, les grandes chaînes dominent. Elles offrent d'ailleurs, et ce n'est pas un hasard, la possibilité d'écouter au moins une sélection des disques qu'elles proposent.

En conséquence, il me paraît assez clair que le disquaire jouait dans les années 1980 un rôle moins essentiel que le libraire sur leurs marchés respectifs. Le maintient de la diversité de l'offre de musique enregistrée atteste d'ailleurs de la robustesse de ce marché à la disparition de ses détaillants de proximité. Très probablement, une concentration accrue des ventes en a résulté, mais comme le même phénomène s'observe sur le marché des livres, il n'est pas certain que la disparition des disquaires en soit la cause.

Et maintenant, me direz-vous ? Eh bien maintenant, c'est une autre paire de manches. Pas pour la musique : les possibilités de sampling, légales ou illégales, sont plus ouvertes que jamais en ce qui concerne la musique. Parallèlement, l'information disponible sur les livres a elle aussi considérablement augmenté, ce qui m'incite à penser qu'il faudrait sans doute revoir l'importance du rôle des libraires.