Disquaires et libraires
Cela fait plusieurs fois qu'on m'interroge sur la pertinence de la comparaison entre libraires et disquaires dans le cadre du débat sur le prix unique du livre. La question est pertinente, alimentée, comme me le signale un lecteur, par le fait que le marché de la musique enregistrée a connu deux changements technologiques majeurs au cours des vingt dernières années, le passage du vinyle à la cassette magnétique, puis de la cassette au disque compact. Toutefois, je crois qu'on peut défendre l'idée que le parallèle est pertinent, car il met en lumière une différence assez essentielle entre les livres et les disques.
La disparition des libraires
L'argument usuel, développé dans les plaidoyers concernant le prix unique du livre, est le suivant : dans les années 1980, un prix unique du livre a été mis en place, alors que les vendeurs de disques restaient libres de fixer leurs prix. Résultat, les libraires ont résisté tant bien que mal à l'entrée de la grande distribution sur leur marché, tandis que les disquaires indépendants ont pratiquement disparu, hors quelques marché de niche (Harmonia Mundi par exemple). Ergo, le prix unique du livre a permis de sauver les libraires (et il aurait sans doute faire de même pour les disquaires).
Que le prix unique du livre ait permis, à l'époque, le maintenir le nombre de libraires, j'en parlerai plus et ailleurs. Ce dont je voudrais parler aujourd'hui est l'idée, implicite, qu'il aurait peut-être fallu aussi un prix unique du disque. Idée, à mon sens, fausse.
Le livre et le disque
À première vue, le livre et le disque partagent de nombreuses caractéristiques communes : biens prototypes (chaque album est unique et différent de tous les autres), biens d'expérience, très grande diversité de l'offre. Pourquoi donc ce qui est valable pour les libraires ne serait-il pas alors valable pour les disquaires ?
En ce qui concerne la diversité de l'offre, le parallèle tient. De même que le libraire peut effectuer une sélection parmi le grand nombre de sorties, le disquaire peut proposer un assortiment qui mette en valeur les enregistrements de qualité. Il peut également, sur la base de mes goûts, me conseiller ou me déconseiller tel ou tel album (par exemple une version baroqueuse de la Symphonie concertante de Mozart plutôt qu'une version plus romantique si j'aime la musique baroque). Ce sont justement ces deux rôles, appliqués au livre, qui fondent la justification du prix unique du livre.
Ces deux rôles ont-ils la même importance dans les deux marchés ? Je pense que non, et c'est là que les choses divergent. En effet, l'information que je peux retirer de l'examen d'un extrait d'un livre est beaucoup plus pauvre que celle que je peux retirer de quelques minutes d'écoute d'un disque. Prenons deux exemple extrêmes : dans le temps qu'il faut à l'équipe de La tribune des critiques de disques (France Musique) pour juger les caractéristiques de six interprétations et souvent deviner leurs interprètes, les Papous parviennent tout juste à identifier l'auteur d'un extrait. Cette asymétrie est liée au caractère même du médium. Si le style d'un auteur se sent vite, sa capacité à construire une intrigue et à la mener ne s'évalue que sur l'ensemble de l'ouvrage, alors que le style d'un interprète peut s'évaluer sur un extrait.
De plus, et surtout, l'information concernant la musique est beaucoup plus aisément disponible et facile à intégrer que celle concernant les livres : il suffit d'allumer la radio, fût-ce en fond sonore, et de lever l'oreille quand on entend un morceau qui nous plaît. Évidemment, cela entraîne des dissymétries entre morceaux ayant accédé aux ondes et ceux qui sont restés à l'intérieur. Mais qu'est-ce donc, sinon reporter la fonction de sélection du disquaire au programmateur de la radio. Est-ce que le second serait moins efficace que le premier ? Dans un cadre de morcellement de l'offre radiophonique et de concurrence entre radios, les programmateurs ont plutôt intérêt à proposer un mix de qualité.
Ce n'est donc sans doute pas un hasard si les vendeurs de disques se maintiennent dans les segments les plus exigeants du marché, à commencer par la musique classique. En effet, il s'agit d'un secteur dont l'exposition radiophonique est relativement faible, et où les différences se jouent au niveau de l'interprétation. Inversement, dans les types de musique rock-pop, où le style d'un artiste ou d'un album peut se deviner assez fiablement de l'écoute d'une chanson, les grandes chaînes dominent. Elles offrent d'ailleurs, et ce n'est pas un hasard, la possibilité d'écouter au moins une sélection des disques qu'elles proposent.
En conséquence, il me paraît assez clair que le disquaire jouait dans les années 1980 un rôle moins essentiel que le libraire sur leurs marchés respectifs. Le maintient de la diversité de l'offre de musique enregistrée atteste d'ailleurs de la robustesse de ce marché à la disparition de ses détaillants de proximité. Très probablement, une concentration accrue des ventes en a résulté, mais comme le même phénomène s'observe sur le marché des livres, il n'est pas certain que la disparition des disquaires en soit la cause.
Et maintenant, me direz-vous ? Eh bien maintenant, c'est une autre paire de manches. Pas pour la musique : les possibilités de sampling, légales ou illégales, sont plus ouvertes que jamais en ce qui concerne la musique. Parallèlement, l'information disponible sur les livres a elle aussi considérablement augmenté, ce qui m'incite à penser qu'il faudrait sans doute revoir l'importance du rôle des libraires.
Publié le lundi, septembre 15 2008, par Mathieu P. dans la catégorie : Économie de la culture - Lien permanent
Commentaires
lundi, septembre 15 2008
15:51
discaire -> disquaire
— DCCs -> Ces
caraxtère -> caractère
interprête -> interprète
ayant accédés -> ayant accédé
ets -> est
mardi, septembre 16 2008
14:37
Je ne suis pas sûr d'avoir compris votre premier paragraphe en gras. Que voulez-vous dire exactement ?
— MoggioSur cette question, au-delà d'un scepticisme prudent naturel, mon premier réflexe est de penser que "Comparaison n'est pas raison", comme l'enseignent les pages roses d'un certain dictionnaire papier.
Mon second réflexe provient de ce que j'ai appris à l'université : éviter l'erreur post hoc, qui survient lorsqu'on pense que, parce qu'un événement A précède un événement B, il s'ensuit que A est la cause de B. Ce second réflexe est conforté par le fait que, si l'on peut tenter d'imputer la quasi-disparition des disquaires à l'inexistence d'un dispositif de type "prix unique du disque" (ou, sur longue période, au travail des majors avec la grande distribution et/ou à la politique tarifaire de la Fnac), il est peut-être important (c'est une hypothèse) de ne pas ignorer le fait que, entre la fin du vinyle et le début de maturité du CD, entre fin 1981 et début 1985, le marché du disque sest quasi effondré et, à ce rythme pendant quatre ans, la survie n'est pas aisée, ce qui a pu entraîner ou amplifier les choses (sur cet élément historique, voir le texte de Bourreau et Labarthe-Piol de septembre 2005).
Votre argumentaire (est-il très très clair ?) ne m'a pas complètement convaincu. Vous voulez dire que, parce qu'il serait plus simple d'améliorer son information sur un titre musical plutôt que sur le contenu d'un livre, les libraires ont joué et jouent encore un rôle plus important que les disquaires, c'est ça ? Est-ce un point de vue personnel (en tant que consommateur culturel) ou pensez-vous que c'est un fait général partagé par le consommateur culturel moyen ? En outre, est-il partagé par les mélomanes ?
Pour continuer le débat de manière un peu "hors sujet" ici, je ne suis pas certain que la disparition des libraires soit si dramatique que cela en ce sens que, si les consommateurs ont vraiment besoin d'informations pour en savoir plus avant achat sur ces milliers de biens culturels d'expérience qui sortent chaque année, ils feront "en sorte" (ou le "marché" fera "en sorte") qu'un dispositif, une entité, une "institution" ou un acteur économique se mette "en place" pour y répondre, sans réel besoin d'intervention des pouvoirs publics. Dans le cas du livre, il peut s'agir des contenus informationnels proposés par la presse spécialisée, des commentaires et fiches de lecture laissés par des internautes sur une diversité de sites internet spécialisés, des clubs de livres, d'informations radiodiffusées et télédiffusées, du bouche-à-oreille, des commentaires de type Amazon, etc., et, bien sûr, des libraires que ces consommateurs sont a priori disposés à payer pour obtenir ce service d'information. Si ces derniers n'y sont pas ou plus disposés, à (long) terme, les libraires ne seront-ils pas alors amenés à disparaître ? Peut-être que le "prix unique du livre" permet précisément de limiter ce possible phénomène, non ? La question n'est-elle pas alors de savoir si le coût de la disparition du service informationnel des libraires est si élevé que cela ? ; sur ce point, voir ce billet intéressant (www.slate.com/id/2141725) de Tyler Cowen (voir aussi le premier commentaire de ce billet).
Économiquement, la politique culturelle vise sans doute moins à protéger des emplois qu'à s'assurer que les conditions économiques sont "bien" réunies pour faire croître la taille et la qualité du gâteau culturel (efficience statique), pour reprendre une image des économistes, et pour garantir un renouvellement régulier dans le temps de ses ingrédients (efficience dynamique). La question (un peu brutale) pour les libraires n'est-elle pas alors : font-ils partie de ces conditions économiques nécessaires ou non ? Dans le cas des créations musicales nouvelles proposées chaque année, il est, je crois, difficile de douter que ces "bonnes" conditions ne soient pas réunies en raison de la quasi-disparition des disquaires (du moins, parce qu'il y en a bien moins qu'il y a vingt-cinq ans). Ne sera-ce pas aussi le cas s'il n'y a plus de libraires dans vingt ans ?
Toutes mes affirmations et questions ne sont peut-être que des préjugés (vulgaires ?), qui pourront notamment être qualifiés d'idéologiques. Merci de vouloir bien les "corriger" à l'aide de vos connaissances sur le domaine culturel et vos outils d'analyse.
mardi, septembre 16 2008
20:56
..., si besoin ! ;-)
— Moggiomercredi, septembre 17 2008
11:46
Mon argument central est que la comparaison entre disquaires et libraires, souvent utilisée pour justifier le prix unique du livre est pertinente... mais pas pour les raisons les plus couramment avancées. L'argumentaire standard est le suivant : il y a un prix unique du livre et pas de prix unique du disque ; les disquaires ont disparu, les libraires se sont maintenus ; donc le prix unique du livre est une bonne chose. L'erreur dans le raisonnement est à mon avis le saut entre l'avant-dernière et la dernière partie de cet enchaînement : on ne prouve à aucun moment l'importance de la survie des libraires.
Cependant, j'ajoute à cela que la comparaison entre les deux secteurs peut effectivement donner une justification au prix unique du livre. Cette justification est la suivante : pour des raisons liée à la forme même d'expression, une unité de temps consacrée à écouter un morceau de musique donne beaucoup plus d'information sur l'utilité qu'on retirera de ce morceau que la même unité de temps consacrée à lire quelques pages d'un livre. De ce fait, un service qui permet d'acquérir de l'information sur un texte est plus intéressant que le même service consacré à la musique.
La traduction concrête de cela est que l'extrait musical est son propre vecteur d'information, via les diffusions radiphoniques ou les écoutes en magasin, alors que l'information sur les livres provient d'un tiers, qui a lu le livre, et beaucoup plus rarement d'une lecteure d'extrait (c'est d'ailleurs un fait connu que ces lectures sont le plus souvent trompeuses, car il est difficile de séparer le texte de la performance du lecteur). Je pense que ce contraste dans les modes de sampling démontre qu'il ne s'agit pas d'une opinion personnelle, mais d'un contraste fondamental entre les deux types de biens.
Ensuite, comme vous le dites, l'arrivée d'Internet (pour faire vite) a considérablement modifié la donne. L'information sur un titre donné est maintenant accessible pour un coût (financier) plus faible et dans des conditions d'incertitude sur la qualité du message bien moindre (plus besoin de savoir si la personne qui chronique un ouvrage n'émarge pas chez le même éditeur que l'auteur du livre chroniqué). De ce fait, le prix unique du livre est peut-être une mesure qui fut belle et bonne au moment de sa mise en place, mais qui n'est maintenant plus d'une grande utilité, dans la mesure où le rôle tenu par les libraires a déjà été repris par d'autres acteurs.
Pour défendre complètement cela, il me reste un dernier point à démontrer, celui qu'avant l'avènement d'Internet, le marché n'aurait pas fourni le service que fournissait les libraires. Je pense que cette idée est assez solide : avant Internet, il existait déjà des canaux d'information, passant essentiellement par la presse écrite. Or, force est de constater (reprenez les vieux numéros de Lire ou du Monde des livres, ou encore les marroniers dédiés à la rentrée littéraire) que d'une part ces canaux n'atteignaient qu'une très faible part du public, demandaient un investissement en temps considérable, et surtout n'informaient que sur une infome partie de l'offre, délégant précisément aux libraires la tâche de faire émerger les succès du moment.
Concernant le billet de Cowen, il passe à mon sens à côté de l'élément essentiel, qui est le coût de la recherche d'information sur un titre, et le coût (d'opportunité) à choisir un titre qui ne nous plaît finalement pas. Pour lui, les libraires fournissent moins de l'information (service qu'il passe sous le tapis) qu'un simple « label » de différentiation ou d'appartenance à un certain monde (distinction, quand tu nous tiens...).
Essentiellement, il s'agit d'un problème de bien public : l'information faite sur un titre n'est pas aisément tarifable par celui qui la fait, car elle n'est pas liée à l'achat du bien lui-même. Donc soit on fait payer les gens ex ante (quand ils achètent le journal ou le magazine), ou on incorpore le service dans le prix de l'ensemble des ouvrages (prix unique). Internet contribue à résoudre ce problème de bien public, puisqu'il existe manifestement un grand nombre de gens prêts à contribuer bénévolement à l'offre d'information sur les ouvrages qu'ils lisent. Donc à terme, les libraires dans le sens que ce terme a pris au XXe siècle (rappelons qu'avant, les libraires étaient le plus souvent aussi des éditeurs), sont condamnés à disparaître. Avec des nuances toutefois : on ne peut exclure que leur rôle reste important dans le cadre de marchés de niche (mais alors ils n'ont pas besoin de prix unique).
— Mathieu P.mercredi, septembre 17 2008
13:53
Merci beaucoup pour votre commentaire-réponse, qui est encore une fois très intéressant. Je crois comprendre de mieux en mieux où vont vous conduire vos investigations doctorales sur ce sujet, et à partir de quelles hypothèses. Votre recours constant et rigoureux aux outils de l'analyse économique me réjouit beaucoup, d'autant plus que les résultats de ces investigations reposeront, si j'ai bien compris, sur une analyse théorique modélisée. Je ne peux que vous souhaiter une bonne continuation dans vos recherches et je suis impatient de lire votre prochain billet sur le sujet.
— Moggio