Tabagisme dans les lieux publics
Une fois n'est pas coutume, je suis en désaccord avec Alexandre Delaigue. Dans un récent billet, il rejette l'idée que l'interdiction du tabac dans les lieux publics bénéficie à quiconque. Son raisonnement est juste, mais il néglige le déterminant essentiel des prix.
Pour commencer, il me semble que l'argumentation d'Alexandre concernant les effets sur la santé publique sont justes au premier ordre : le nombre de vies "sauvées" est négligeable, et il s'agit d'un faux-nez. Cela ne signifie cependant pas qu'on ne trouve pas dans la trousse à outils de l'économiste des arguments pour soutenir qu'une telle interdiction est souhaitable. Alexandre part du principe que les fumeurs fument en connaissance de cause. C'est typiquement le moment où on dégaine les modèles d'addiction rationnelle (Alexandre doit si bien les connaître que je me demande s'il ne les a pas délibérément omis pour qu'une bonne poire se dévoue pour en parler).
Addiction rationnelle
L'article fondateur est "A Theory of Rational Addiction", Becker et Murphy, Journal or Political Economy, 1988. Les auteurs montrent que l'addiction à une substance ou une action (drogue, tabac, voitures de sports, blog, visite chez le médecin,...) ne sont pas des comportements violant nécessairement la rationalité économique, mais qu'on peut au contraire les déduire d'une maximisation rationnelle de l'utilité. La condition essentielle pour que cela se produise est que l'utilité retirée de la consommation d'une unité de bien soit décroissante de la quantité de consommation passée, ce qui signifie que la quantité consommée aujourd'hui (pour atteindre le même niveau d'utilité qu'avant) est croissante de la quantité consommée dans le passé. Une prédiction intéressante dans ce débat est qu'en cas d'addiction rationnelle, l'état d'addiction est instable : un choc sur la capacité à consommer le bien peut entraîner une chute brutale de la consommation. De plus, la cessation de consommation est plus efficacement réalisée par des politiques de "cold turkey", c'est-à-dire d'arrêt brutal de la consommation. Or, une interdictiond e fumer dans les lieux publics vise précisément à ce type de choc : la consommation de tabac à domicile a baissé sous la pression des conjoints et enfants, et est devenue plus difficile au travail. Restent les lieux publics... Un autre article, "Rational Addiction with Learning and Regret" (Orphanides et Zervos , JPE, 1995) remarque en outre que si le pouvoir addictif du bien en question est inconnu ex ante, les consommateurs accros, ici les fumeurs, vont rapidement regretter une mauvaise évaluation de leur capacité à arrêter, et donc désirer rétrospectivement qu'on ne les ait pas empêché de fumer. Evidemment, il en ressort que la meilleure politique pour les futurs fumeurs est l'information sur les risques encourus. En revanche, pour ceux qui fument déjà, une interdiction fonctionne comme chez Becker et Murphy.
La consommation de tabac en France
Allons un peu plus loin dans les données, à l'aide du DEA de Raphaël Goddefroy, « Les taxes sur le tabac sont-elles régressives ? La consommation de tabac en France face aux hausses des taxes, 1978-2000 », disponible sur la page de son directeur de DEA, avec d'autres DEA très intéressants. Raphaël montre que la hausse du prix du tabac a eu un effet régressif, c'est-à-dire que si les plus riches ont progressivement cessé de fumer, les plus pauvres ont continué, et cela leur a coûté de plus en plus cher. Deux facteurs expliquent ce phénomène. D'une part, il est connu que les plus pauvres réagissent en moyenne moins aux incitations par les prix que les plus riches. D'autre part, ce résultat capture aussi une évolution des normes sociales. Dans les couloirs des bureaux, il est devenu de plus en plus impoli d'enfumer ses collègues, contribuant à une baisse de la consommation de cigarettes des plus qualifiés. En revanche, une telle évolution a été beaucoup moins forte sur les lieux de travail des moins qualifiés. Interdire le tabac dans les lieux publics vise plus directement ces populations, le café et le bistro étant traditionnellement des lieux de sociabilité pour les moins qualifiés.
Rente foncière
Troisième point, Alexandre prend l'exemple de deux bars identiques, sauf pour la décision d'accepter ou non les fumeurs. L'hypothèse est séduisante, mais elle passe sous silence le fait que le déterminant essentiel des écarts de prix entre bars est essentiellement la rente foncière : un bar sur les Champs-Elysées pour demander 5 euros pour une bière que son collègues de La Courneuve ne peut facturer plus de 3 euros. Prendre deux bars côte à côte n'aide pas. En effet, la différence de prix reflète une différence de propension à payer de la clientèle. Le bar à 5 euros la bière aura une clientèle aisé, qui fume empiriquement peu. L'interdiction a donc peu d'incidence sur lui. Le bar à 3 euro la bière a une clientèle plus populaire, et qui fume plus. Or, ce bar n'a pas à craindre la concurrence des bars non-fumeurs (ceux-ci sont plus chers, puisque dans ce public, les fumeurs sont relativement moins nombreux). L'effet de hausse du prix dans les anciens bars fumeurs ne joue alors plus. Le même raisonnement s'applique évidemment au personnel : il n'est pas non plus le même dans les deux cas.
Traditionnellement, les économistes sont réticents à l'égard des mesures d'interdiction, car elles violent l'idée qu'on se fait de la rationalité des agents. Cependant, cette réticence faiblit quand les comportements en question provoquent des externalités négatives sur les autres agents, ce qui ets le cas ici. On sait que la meilleure solution est alors une taxe pigouvienne, qui fait payer à l'auteur du comportement l'intégralité du dommage qu'il crée aux autres. Mais ici, le dommage est très difficilement chiffrable. Une interdiction peut alors être une mesure dont le rendement n'est pas si mauvais au regard des alternatives.
Ah, oui, je suis non-fumeur.
PS : petit oubli : le mécanisme de différenciation entre bar fumeur et bar non-fumeur fonctionne d'autant moins bien en France qu'il existe de très importantes barrières à l'entrée : l'obtention d'une Licence 4, qui est très difficile dans les zones comportant déjà un grand nombre de débits de boisson. Du coup, il y a pour les bars existants un arbitrage entre faire de la discrimination (fumeur ou non-fumeur) et accepter le plus de monde possible, en ne mettant pas de règme (ce qui veut dire fumeur). On peut en avoir une illustration (désolé pour le parisianno-centrisme, j'en trouverais une autre si je pouvais) :dans le 5e arrondissement, il y a une des plus grande concentration de bars de Paris. Tous fumeur.
Publié le vendredi, octobre 6 2006, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
vendredi, octobre 6 2006
18:29
Ai-je tort de penser qu'ici, le refus du libéralisme (liberté de choix pour qui que ce soit sur le sujet) est principalement dû à l'absence initiale de libéralisme dans les questions dépendantes et complémentaires de la question ?
— YolJe pense que vous obtiendrez plus aisément le consensus en libéralisant la vente de cigarettes, ou en rénovant la règlementation relative aux débits de trucs addicitifs.
samedi, octobre 7 2006
13:23
Excellent post. Je voudrais rajouter d'autres considérations qui font qu'un bar n'a que de très faibles incitations à devenir non-fumeur quand tous les autres bars sont fumeurs. Disclaimer: je suis non fumeur.
— OlivierQue se passerait-il juste après que le bar soit devenu entièrement non-fumeur? D'une part, le bar va perdre l'intégralité de sa clientèle fumeur qui pourra très facilement trouver une alternative de l'autre côté de la rue. D'autre part, le bar ne pourra capturer qu'une part infime de la clientèle potentielle qui préfèrerait les bar non fumeur. En effet, pour les clients potentiels du bar non-fumeur, il est probablement rationnel de ne pas faire l'effort de chercher le bar non-fumeur puisqu'ils savent qu'en essayant au hasard, ils n'ont qu'une faible probabilité de le trouver. Dans ces conditions, le bar verrait sans doute son chiffre d'affaire chuter et aucun bar ne serait assez fou pour devenir non-fumeur si les tous les autres restent fumeur. Cela me semble assez bien décrire la situation actuelle du point de vue des bars.
Je suspecte que nous sommes en fait dans une situation d'équilibre (de Nash) multiples. Si tous les bars sont non-fumeur, aucun d'entre eux n'a d'incitation à dévier. Au contraire, si il y avait une forte proportion de bar non-fumeurs, alors il serait peut-être possible aux deux stratégies (fumeur / non-fumeur) de coexister à l'équilibre. Les clients non-fumeurs trouveraient rationnel de chercher les bar non-fumeurs puisqu'ils savent qu'il y a une chance raisonnable d'en trouver un rapidement. Les bars trouveraient également rentables d'avoir une politique non-fumeur puisque qu'ils sont assurés d'avoir une clientèle qui fera l'effort de les trouver.
Le problème est savoir comment passer d'un équilibre à l'autre alors qu'ils sont tout deux localement stable. Dans ces conditions, le recours à la réglementation pour forcer le passage d'un équilibre à un autre parait tout à fait justifié. Et ceci d'autant plus que l'équilibre de départ (tous les bars sont fumeurs) est probablement largement inférieur à celui d'arrivée en termes de bien-être, étant donné les économies de "nombre d'années en bonne santé" et le fait qu'il est en pratique impossible de "taxer" les fumeurs pour compenser les externalités non-pécunières (risque sanitaire) qu'ils font subir aux non-fumeurs. Que le prix du paquet de cigarette soit à 15 euros (ou 100...) ne fait rien pour protéger directement mes poumons de la fumée des cigarettes fumées par d'autres.
Et c'est aussi pourquoi la situation de départ décrite dans l'exemple d'Alexandre Delaigue ("soient deux bars, un fumeur, et un non-fumeur") est complètement fictive puisque en réalité 100% des bars sont fumeurs et qu'aucun de ces bars ne veut être le premier à changer de stratégie.
dimanche, octobre 8 2006
00:48
Je viens d'ajouter une petite pierre à ce débat sur mon blog... si cela peut t'interesser, j'ai justement un peu approfondit l'explication de Becker, et ne suis pas spécialement d'accord avec ta vision des choses. :o)
— AJCAmicalement,
AJC
dimanche, octobre 8 2006
11:27
Pas le temps de répondre aujourd'hui, mais tu ne perds rien pour attendre ;-)
— leconomistesamedi, octobre 14 2006
00:28
Une petite critique ici :
— Laurent GUERBYguerby.org/blog/index.php...
En particulier, je suis surpris que les multiples expériences naturelles disponibles (et étudiées) sur le sujet ne soient pas exploitées dans la blogosphère économique française.