Thermodynamique de comptoir
ACJ m'ayant signalé que je me trompais peut-être de représentant des théories de la décroissance, je suis allé voir sur ses conseils les écrits de Nicholas Georgescu-Roegen (NGR dans ce qui suit). Je ne suis pas physicien, mais je dois dire que son livre La Décroissance (téléchargeable ici me fait plus penser à la rencontre improbable de l'économie de café du commerce et de la physique de comptoir.
Apparemment, son analyse repose sur deux idées centrales. La première est que le fonctionnement de l'économie produit à chacun de ses stades de l'entropie, c'est-à-dire qu'il transforme de l'énergie facilement utilisable (du pétrole) en énergie peu utilisable (un stock de gaz carbonique). La seconde est que le stock d'énergie (nous sommes dans le cadre d'un raisonnement physique, avec l'équivalence entre matière et énergie) est limité essentiellement pas les capacités de la planète. La première de ces deux idées est absolument incontestable. La seconde est moins assurée, mais tenons-là provisoirement pour acquise.
La première idée étant la majeure, NGR donne pour mineure le second principe de la thermodynamique : dans un système fermé, l'entropie est une fonction croissante du temps. Il en découle logiquement que l'activité humaine entraîne un acroissement de l'entropie dans le système Terre. Comme plus l'entropie croît, plus il est difficile de se procurer de l'énergie, l'Humanité doit faire attention à avoir une activité qui limite la croissance de l'entropie au minimum compatible avec un certain bien-être. D'où la décroissance. L'économie oserait-elle se dresser contre les lois de la physique de l'Univers ?
Oui. En effet, la mineure dit bien dans un système fermé. Or, la Terre, qui chaque jour reçoit au bas mot 5 469 414 EJ (calcul : la haute athmosphère reçoit 340Wm^-2 par seconde, j'ai multiplié pour mettre ça en valeur annuelle, et pris comme superficie celle de la surface terrestre, mon chiffre est donc une sous-estimation très grossière, la quantité d'énergie réellement reçue doit être plusieurs ordres de grandeur supérieure). Difficile d'appeler cela un système fermé. Pendant ce temps, l'humanité consomme 350 EJ (EJ=10^18 Joules, voir ici) par an (0.006% de la quantité reçue). C'est un pourcentage certes non-négligeable, mais qui n'autorise pas l'approximation d'un "système fermé". NGR y a certes pensé. Il argumente que les hommes ne peuvent intercepter aujourd'hui qu'une très faible partie de ce rayonnement. C'est vrai, mais ne suffit pas à lever l'argument : en effet ses analyses, si elles ont une pertinente, n'en ont qu'à très long terme. Et à très long terme, il est impossible de faire une telle prédiction. Il en va de même pour "l'impossibilité" d'utiliser l'énergie issue de la fusion nucléaire, faute de matériaux assez résistants à la chaleur. Ici, l'expériementation lui a donné tort : on ne sait certes pas si les réacteurs à fusion existeront un jour, mais on ne peut pas non plus exclure qu'ils existent à un horizon de cinquante ans.
Tout le problème est alors celui de l'horizon. Pour NGR, celui-ci est court, car nous serions proches de l'épuisement des ressources planétaires. C'est là, à mon avis, qu'il part dans le décor. Comme je le faisait remarquer la dernière fois à propos du pétrole, non seulement les procédés de production sont de plus en plus économes (et ce n'est pas nouveau, le processus commence au bas mot au 13e siècle), mais en plus le passage d'une source d'énergie à une autre est possible. Quelles sont alors les ressources suceptibles d'épuisement à court terme (disons dans les 100 ans à venir) ? Les ressources minières ? Très peu probable. L'essentiel des ressources africaines et sibériennes sont intactes. Quand bien même, l'ensemble des ressources de surface ne doivent pas faire oublier les possibilités de la croûte océanique, qui recouvre quand même 70% de la surface du globe. Les capacités de production de nourriture ? Là aussi, j'ai des doutes : l'essentiel des terres arables sont peu ou mal exploitées, de même que le potentiel maritime. Franchement, je sêche.
Ceka ne veut pas dire que son analyse soit fausse. Seulement, il se trompe d'échelle. Le problème de l'épuisement des ressources naturelles de la Terre ne se posera probablement pas avant un bon demi-millénaire. À l'aune de l'histoire récente de l'humanité, c'est une échelle de temps énorme, qui défie les prédictions, y compris les siennes.
Comme je l'ai montré dans mon précédent billet, les avocats de la décroissance négligent dans les grandes largeurs les effets négatifs sur les hommes d'aujourd'hui les conséquences de leurs proposition. J'avoue avoir une préférence pour le présent suffisante pour préférer une croissance qui permet d'améliorer la situation aujourd'hui à une coûteuse décroissance qui résoudrait un hypothétique problème dans 500, 1 000 ou 10 000 ans.
Publié le mardi, octobre 10 2006, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
mardi, octobre 10 2006
17:18
Je me permet de m'auto-citer, ayant écrit il y a quelque temps un billet dans le même esprit :
— Antoinewww.optimum-blog.net/post...
mardi, octobre 10 2006
17:31
Tiens, ça m'apprendra à perdre une heure à ré-écrire ce qu'un autre a déjà mieux dit que moi.
— leconomistemardi, octobre 10 2006
18:18
Georgescu-Roegen parle justement du rayonnement du Soleil comme une source "dépassant" la loi de l'entropie, qui est anthropocentrée. (La source d'énergie provenant du soleil étant -à l'échelle humaine- à durée de vie infinie.)
— AJCEn quoi cela constitue une forme d'économie du café de commerce mêlée à de la physique de bas étage ? :o)
Au sujet de l'économie d'énergie dans les processus de productions, malheureusement, il existe ce que l'on appelle "l'effet rebond" : le fait que ces économies au niveau unitaires se répercutent par une augmentation de la consommation agrégée de certaines ressources. (Pétrole, métaux, etc.)
Evitons donc de :
- trop simplifier la théorie de NGR en lui opposant des arguments de tout aussi bas étages, ("Oui mais la technologie...", car on peut souligner le fait que si les économistes espèrent toujours une amélioration technologique croissante, cela ne signifie pas qu'une augmentation de l'entropie trop importante n'est pas sans source de problèmes, tant au niveau social, qu'économique ou politique.)
- prendre les actuels "avocats de la décroissance" comme des porte-paroles de la théorie de base de NGR. Franchement, comme je l'ai déjà dit, ils sont affreusement bas-de-gamme, ces types.
- réfléchir au niveau de "l'économie par unité" concernant la production de biens ou services. Ce qui compte au niveau thermodynamique reste l'entropie globale du système.
Sans oublier le principe posé selon lequel la volonté de réduire l'entropie dans un système par l'intervention d'un source externe amène à l'augmentation de l'entropie dans l'ensemble des sytèmes concernés : par exemple, le recyclage.
Je ne suis pas partisan de la théorie de la décroissance... néanmoins je la trouve malmenée tant par ses détracteurs que par ses "partisans". (Plus par les seconds que par les premiers, d'ailleurs...)
Amicalement,
AJC
mardi, octobre 10 2006
19:25
La page 11 de :
— 2 balleswww.rzuser.uni-heidelberg...
donne une micro-biblio sur la controverse soulevée par les thèses de Georgescu-Roegen
mardi, octobre 10 2006
20:35
Merci pour la biblio. Elle indique quelque chose d'intéressant : pour animé qu'il soit, ce débat est très circonscrit. Les articles cités proviennent d'une poignée de journaux, et n'ont pas trouvé de chemin vers les revues de premier rang, contrairement à d'autres approches comme les thèmes d'économie de la culture. Cela peut vouloir dire deux choses : soit le sujet n'est pas encore mûr, même pour en faire un bilan (au sens de review), ou il n'est pas parvenu à convaincre suffisamment d'économistes de sa pertinence.
— leconomistemardi, octobre 10 2006
20:43
Il y a beaucoup de raisons d'être sévère envers Georgescu-Roegen, et infiniment plus envers ses successeurs. Il me semble néanmoins que l'idée de relier croissance économique et entropie n'est pas mauvaise a priori. Son erreur est de la subordonner à l'idée de décroissance, mais il y a là une perspective évolutionniste sur la croissance qui pourrait être prolifique un jour. Je rejoins Antoine dans sa conclusion : une bonne théorie sur le sujet reste à écrire... Mais il y en a une ébauche très bien faite dans ce bouquin, que je recommande à tous ceux qui se disent "les conclusions de NGR sont mauvaises mais il y a quelque chose à creuser" :
— econoclaste-alexandreecono.free.fr/scripts/not...
mardi, octobre 10 2006
23:06
@ Alexandre : à noter, dans l'article Krugman sur la bioéconomie, cette excellente vanne :
— Antoine"The economy is an ecosystem, like a tropical rain forest! And what could be worse than trying to control a tropical rain forest from the top down? You wouldn't try to control an ecosystem, wiping out species you didn't like and promoting ones you did, would you?
Well, actually, you probably would. I think it's called "agriculture." "
mercredi, octobre 11 2006
06:07
leconomiste: à titre personnel, j'opterais pour la seconde solution. Mais peut-être mon sentiment provient-il du fait que, comme 30-50% des bacheliers de ma générations, j'ai suivi un enseignement universitaire en thermodynamique en 1ère année d'université en DEUG de sciences (la thermo étant l'un des rares éléments des cursus communs à toutes les sciences de la matière de la vie et de la terre). Or, comme on s'en doute, quiconque a suivi et apprécié un enseignement en physique à plutôt tendance à employer les représentations de la physique pour décrire le présent et l'avenir que celles de l'économie, puisqu'il ne connait pas cette dernière.
— 2 ballesmercredi, octobre 11 2006
10:37
J'incline moi aussi vers l'idée que la séduction des approches faisant des parallèles avec telle ou telle branche de la physique provient d'un biais dans la formation initiale. Ceci dit, je pense qu'il y a de la place dans l'économie actuelle pour l'importation de méthodes développées dans d'autres sciences, la physique en particulier. Mais je regarderais plutôt du côté de la mécanique des fluides ou de la physique statistique.
— leconomistemercredi, octobre 11 2006
13:09
Vous n'avez à mon avis pas tort pas tort en ce qui concerne la physique statistique et notamment le théorème de Noether, qui me semble susceptible d'adresser simultanément les caactères invariants d'une part, et d'évolution irréversible d'autre part des modèles économiques.
— 2 ballesUne présentation pédagogique sous l'angle de la mécanique classique :
semsci.u-strasbg.fr/noeth...
Fait intéressant : on peut faire rentrer à peu près toute la thermodynamique prouvée dans le théorème de Noether.