Décroissance intellectuelle
Comme je l'avais dit dans un précédent billet, un membre de ma famille bien intentionné m'a offert un numéro de la revue Alliance pour une Europe des consciences, en attirant mon attention sur un article consacré à la décroissance écrit par l'économiste (?) Serge Latouche. À la première lecture, je me suis dit qu'il y avait peut-être des idées. À la seconde j'ai commencé à m'inquiéter, et après la troisième, je me demande comment on peut entasser en si peu de lignes un aussi grand nombre d'absurdités.
Le concept de croissance
Pour commencer, S. Latouche critique le concept de croissance. Pour lui il s'agit d'une imposture intellectuelle fondée sur deux illusions, celle d'une inépuisabilité des ressources de la planête, et l'autre sur un temps linéaire, orienté dans un sesn précis. Dans les deux cas, son argumentation révêle une méconnaissance tant de la physique que de l'histoire économique.
De l'utilisation des ressources
L'argument des ressources a le mérite d'être bien connu, puisqu'il ne s'agit que d'une mise à jour du vieil argument de la "bombe démographique" : la Terre ne peut accueillir plus de X milliards d'habitants, avec X croissant dans les argumentaires au fur et à mesure que les capacités d'accueil de la planête se révêlent plus importantes qu'escompté par les catastrophistes. La base de leur calcul est en fait doublement fausse.
Il y a d'une part le problême de la transformation des ressources. En valeur, chaque européen consomme, mettons, deux fois plus qu'en 1960. Cela signifie-t-il qu'il consomme deux fois plus des ressources de la planête ? Non : l'efficacité des processus de production a considérablement augmenté d'une part (voitures moins gourmandes, par exemple), et d'autre part, les biens demandant três peu de ressources non-renouvelables pour leur production (musique en ligne, services) ont considérablement accru leur part dans ce total. Il n'est ainsi pas du tout exclu que la fameuse "empreinte écologique" d'un Français de 2006 soit inférieur à celle d'une Français de 1960.
D'autre part, ce raisonnement pêche par une sous-évaluation massive des ressources effectivement disponibles. Prenons le thême des ressources énergétiques. D'une part, nous n'employant qu'une infime partie du rayonnement solaire reçu par la Terre. Je ne parle pas d'une conversion massive à la production d'électricité solaire, mais d'une simple comparaison quantitative entre énergie reçu et énergie utilisée. D'autre part, la notion pertinente est celle d'énergie effectivement disponible. Ainsi, dês que le prix de l'énergie augmente, la consommation diminue. Là encore, les effets sont bien plus rapides que même les optimistes pourraient le croire. Ainsi, les ventes de 4x4 de villes ont chuté de maniêre significative avec la hausse des prix du pétrole, tandis qu'augmentait le nombre d'habitation utilisant des méthodes de régulation thermique plus économes. Il y a là une marge considérable qui non seulement est réalisable en l'état de la technologie, mais aussi joue par le seul effet des prix.
Temps linéaire
Ensuite, Serge Latouche dénonce la notion même de croissance comme liée à une représentation du monde européenne d'un temps linéaire, alors qu'ailleurs, où comme chacun sait les hommes vivent en harmonie avec la nature, le temps est bien plus justement vu comme cyclique, et le progrês n'a pas de sens. Honte, donc, à nous de coloniser (sic) ces bons sauvages avec nos concepts erronés. Ce que semble ignorer M. Latouche, c'est que le temps est fondamentalement linéaire. Il suffit de lire Une brêve Histoire du temps de S. Hawking pour comprendre que le temps ne se laisse pas ainsi martyriser : le temps tel que perçu par l'homme est nécessairement lié au temps de la thermodynamique, et ce dernier est linéaire : on peut voir une tasse tomber et se casser, jamais le tas de débris ne bondit-il sur la table pour redevenir tasse.
On pourrait pardonner cette ignorance à M. Latouche si ce qu'il dit sur les "sociétés traditionnelles africaines" ne relevait pas d'un colonialisme pire que celui qu'il prétend dénoncer. En effet, en Chine aussi, "Réforme" s'écrit "retour à un état antérieur"... ce qui n'a jamais empêché les Chinois d'inventer le capitalisme marchand, le papier-monnaie, la poudre, et d'avoir connu la plus forte croissance mondiale pendant prês d'un demi-millénaire. De même, et c'est là que les propos de M. Latouche sont vraiment graves, le début de la colonisation par les Européens n'a pas marqué l'irruption du Temps dans l'Afrique Eternelle. Je vous invite à lire la page de Wikipedia sur le sujet pour vous faire douter de la pertinence de la notion même de "sociétés traditionnelles africaines".
Les neiges d'antan
Un autre poncif repris par S. Latouche est que le progrês matériel n'a pas rendu les hommes plus heureux. Il donne en exemple les années 1960 en France. Sur ce point, je le soupçopnne d'être, comme beaucoup, victime d'une terrible illusion rétrospective, sur le mode du "c'était mieux avaaaaaaaant". Heureuses, les générations des années 1960 ? Avec la menace de l'holocauste atomique ? Pourquoi alors ont-elles fait Mai 1968, je vous le demande ? Et on pourrait faire de même avec chaque génération, jusqu'à remonter à un Moyen-Âge idéalisé, où la mortalité infantile emportait un enfant sur deux, et la famine prenait le reste. L'âge du poême de Villon doit suffire à nous prouver que cette idéalisation systématique du passée est bien loin d'être neuve.
Plus insidieuse est l'illusions rétrospective catégorielle qui touche bon nombre des avocats de la décroissance : issus de familles aisées, ils ne mesurent pas à quel point ils étaient matériellement favorisés par rapport au reste de leur génération. Ils ont beau jeu alors de regretter les années bénies de leur enfance.
Prenons un exemple qui illustrera un point bien plus général. M. Latouche regrette qu'aujourd'hui, son yaourt soit fait avec du lait de provenance inconnue, et emballé dans du carton qui a fait 9000 km pour arriver chez lui, alors que dans sa jeunesse, il était fait avec le lait de la ferme voisine, dans des pots en verre recyclables (le fait que lesdits pots n'étaient pas recyclés est pudiquement passé sous silence). Ceci est vrai. Mais qui, à l'époque, pouvait manger des yaourts ? Peu de monde, comme l'attestent les carences en calcium qui touchaient la quasi-totalité des ouvriers. En effet, faire venir le lait de plus loin, de même que l'emballage, a du sens : cela permet de baisser le prix des yaourts, et donc de les rendre accessibles à bien plus de monde. Cet aspect fopndamental de la mondialisation échappe manifestement aux zélotes de la décroissance.
Absurdités économiques, inculture historique, idéalisation du passé... je dois bien dire que dans M. latouche dit qu'il faut "ouvrir les yeux", je me demande quel monde est le plus réel, du sien ou de la tour d'ivoire des économistes qu'il prétend pourfendre.
Publié le mercredi, octobre 4 2006, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
vendredi, octobre 6 2006
19:35
"D'une part, nous n'employant qu'une infime partie du rayonnement solaire reçu par la Terre."
— IoJe crains hélas que toute énergie reçue du cosmos sur terre non-actuellement captée pa l'homme n'ait déjà trouvé son usage : c'est donc toujours au détriment de quelque chose qu'on capte l'énergie reçue du ciel. Il ne s'agit donc pas d'être plus ou moins efficace à capter un flux, mais de déterminer les conséquences d'un plus grand prélèvement.
Pour les mêmes raisons, il est certes possible d'essorer le sol et de le passer au tamis pour en extraire plus de ressources : mais, encore une fois, on ignore les conséquences annexes d'un tel phénomène hormis les plus évidentes, c'est à dire, la destruction de l'habitat.
There is no such thing as a free energy.
samedi, octobre 7 2006
00:19
Ce résumé et cette critique me fait d'autant plus peur que j'apprécie énormément, pour l'effort intellectuel et le recul permis, de la notion et de la théorie de la décroissance.
— AJCPas en raison de tes critiques, mais plutôt de l'avis -supposé- de Latouche.
En effet, les actuels partisans de la décroissance... craignent. Un max.
Concernant par exemple l'utilisation de l'énergie solaire, le père de la décroissance, Georgescu-Roegen, en parle dans l'ouvrage fondateur de cette théorie. Il présente justement cela comme une solution, et ne part pas dans le catastrophisme et les délires idéologiques de nos actuels "représentants décroissants".
Au sujet des économies d'énergies et de ressources effectuées au niveau de la production et de la consommation, néanmoins, des théoriciens décroissants parlent "d'effet rebond".
Comme je l'avais déjà signalé sur le blog de Bouba-Olga, cet effet rebond est très simple : on économise au niveau de la consommation/production d'une unité, mais malheureusement, en agrégé, on produit et on consomme bien plus.
Pire : cette économie (Par le facteur technologique, nottamment.) amène une augmentation de la production EN RAISON de l'affaiblissement des coûts de production.
Les décroissants doivent ici penser en termes physiques, et non économiques : cela a beau coûter X€ de moins de produire une tasse de café, on en produit plus, et pire : on a institutionnalisé le "jetable" dans nos comportements de consommateurs, ce qui accélère encore plus le processus.
La théorie de la décroissance était surtout là pour présenter une approche par la physique thermodynamique du processus productif et de l'économie en général : l'entropie ne peut que croître, et notre capacité à sur-produire et à sur-consommer accélère le processus entropique. C'est ainsi. C'est bête et méchant, mais c'est comme ça.
Le fait de "remplacer" un type de ressource par une autre, par le biais de la substitution, n'est pas non plus une solution qui, à très long terme, serait réellement favorable... ;o)
Quant à l'empreinte écologique, imaginons que celle d'un Français en 1960 était plus forte -ce dont je doute fortement- que celle d'un Français en 2006... et bien on peut également admettre qu'il y a plus de Français en 2006 qu'en 1960, et donc que l'utilisation agrégée des ressources est plus importante.
Voilà ... c'était le passage d'un économiste de comptoir au sujet du concept de décroissance, sur ton blog. ;o)
Latouche représente mal cette théorie... tout comme le journal La Décroissance. Ils représentent aussi bien la pensée de Georgescu-Roegen que Staline représentait bien Marx, selon moi.
Suffit de lire leur journal... c'est une horreur. C'est drôle, mais c'est flippant parce que ça me rappelle vraiment le type de propagande que l'on peut voir dans les manuels d'histoire au sujet de l'idéologie sovietique. (On y parle d'ailleurs de procès, on sent la haine transpirer à chaque paragraphe dans certaines pages, et ils se contredisent ou se reprennent tout le temps;..)
Amicalement,
AJC
dimanche, octobre 8 2006
10:05
Il me semble qu'il y a en effet consensus pour constater que la décroissance est autant une réflexion sur l'avenir de l'homme qu'un thème instrumentalisé par quelques économistes à des fins dont je préfère tout ignorer et dont, je crois, tout le monde se contrefout.
— PassantComme le souligne à mon avis assez justement AJC, la notion de mécanismes irréversibles, et donc, d'entropie et d'adiabatisme, qui est le fondement de la thermodynamique est, à ma connaissance du moins, absente des théories économiques que je connais, bien que la maîtrise de ces notions soit exigée pour l'obtention d'un DEUG de sciences.
Sans nier l'apport de l'économie, je crois utile de souligner que les applications de la thermodynamique sont omniprésentes dans notre quotidien : réfrigérateurs, avions, électroniquen météorologie n'existeraient pas si cette théorie-là ne permettait pas de prédire le fonctionnement de certains systèmes.
Mais je ne doute pas une seule seconde du fait qu'il soit difficile de justifier avec des instruments économiques la réflexion relative à la décroissance : notamment, du fait que certains axiomes sous-jacents aux théories économiques telles que je peux me les représenter sont contradictoires avec ceux qui fondent la physique.
lundi, octobre 9 2006
14:13
Que le temps "physique" soit linéaire (l'emploi même de ce terme est ici ambigu, vu qu'il a une signification bien précise en mathématiques) est une chose, que le temps "social" ou "culturel" le soit en est une autre. Rien n'empêche certains phénomènes "humains" de connaitre une certaine cyclicité, indépendamment de l'irréversibilité de la flèche temporelle.
— Eric C.Et meme en physique, l'unanimité sur le sujet n'est pas absolue. Certains n'ont pas abandonné l'idée que les big-bangs succèdent aux "big crunsh", phases de recontraction violente qui amèneraient l'univers (et le temps) à connaitre eux aussi une existence cyclique.
mardi, octobre 10 2006
16:27
@Eric C. : j'ai bien noté l'abus de langage. Quant à la cyclicité des phénomènes humains, j'attends encore de les observer. Ils seraient certes bien pratiques pour une psychohistoire éventuelle. En ce qui concerne le temps cosmologique, j'ai la faiblesse communes aux économistes : mon horizon temporel ne dépasse qu'exceptionnellement le siècle.
— leconomistemardi, octobre 10 2006
16:30
@Passant : il est intéressant de noter que le développement de l'économie mathématique est pratiquement contemporain de celui de la thermodynamique. C'est alors l'époque (fin du 18e, début 19e) où on pense à une "physique sociale" qui prédirait les évolutions de l'économie et de la société comme on pensait pouvoir prévoir totalement les évolutions d'un système physique. L'une comme l'autre des idées se sont cassées les dents pour des raisons peut-être pas si différentes. Ainsi, l'idée d'appliquer les règles de la thermondynamique à l'économie a déjà été tentée. Sans guère de succès.
— leconomiste