Son premier argument est que les économistes ont aux mathématiques un rapport caractéristique des matheux. Ce n'est pas vraiment étonnant, beaucoup d'économistes se recrutant parmi les matheux en quête de reconversion. Cependant, la critique de mon ami (appelons-le D.B.) est plus puissante. En substance, il dit que les économistes favorisent dans leurs études les cas à quelques agents (« pour avoir les intuitions ») ou au contraire à une infinité d'agents (pour se débarrasser des contraintes d'entiers). Dans la logique économique on met en avant des arguments de simplification de systèmes de toutes manières trop complexes, ou en se plaçant au niveau des faits stylisés, supposés limiter le problème des frictions. L'argument de D.B. est que ces cas permettent (et ce sont souvent les seuls où c'est possible) de parvenir à des solutions algébriques et à des propositions démontrables, souvent pompeusement baptisées « théorèmes ». Or, dans un monde scientifique formé aux mathématiques (celui face auquel les économistes cherchent à justifier leur crédibilité), ce mot a un poids considérable. Il permet de donner à l'énoncé ainsi baptisé l'importance logique d'un énoncé vrai, le plus souvent en oubliant les hypothèses sur lesquelles ils reposent. D'où la question que se pose D.B. : dans quelle mesure le formalisme mathématique sert-il d'artifice réthorique pour donner du poids à des énoncés chroniquement faibles (obtenus sous des hypothèses très fortes) et peu robustes à la modification du jeu d'hypothèses ?

Par opposition, les physiciens ont, me dit D.B., abandonné le fétichisme pour les solutions en closed form. Certes, la modélisation passe d'abord par une simplification du problème. Mais ensuite, on arrive à des questions dont l'intérêt réside précisément dans leur complexité. Là, un physicien n'abandonne pas faute de solution élégante, mais le lance dans les simulations numériques. Le sujet a déjà été signalé par Laurent Guerby en réaction aux difficultés d'Antoine Belgodère. Je me permets d'en remettre une couche. Une partie du mépris des économistes pour les simulation repose certainement dans l'importance accordée à l'élégance des résultats dans la formation mathématique. Une autre raison, qui me semble plus profonde, est que l'économiste est souvent réduit à quia quand il s'agit de calibrer son modèle pour faire les simulations. Pratiquement tout modèle comprend en effet un paramètre par essence inobservable, par exemple la propension à payer des consommateurs potentiels, ou leur goût pour la diversité. Dès lors, les valeurs initiales doivent être choisies au pifomètre, ce qui réduit la crédibilité des simulations.

Enfin, D.B. m'a dit qu'il lui semblait que la fixation des économistes sur les concepts d'équilibres traduit un certain retard par rapport à l'étude des systèmes dynamiques en physique, qui se développe maintenant en direction de l'étude de systèmes hors équilibre. Certes, il s'agit de la frontière de la recherche en physique. Mais il y probablement là quelque chose qui transpirerait utilement en direction de l'économie.

Le problème des mathématiques en économie est donc profond, et me semble révéler surtout les doutes des économistes eux-mêmes à l'égard des énoncés qu'ils sont capables de produire.