L'économie éclatée
Je peux comprendre qu'il y ait de nombreux contresens quand on emploie «économie » pour « science économique », à base de confusion entre perspective descriptive et perspective normative. Ce que je comprenais moins, c'est le rejet a priori
dont fait l'objet la recherche en économie et l'accusation récurrente contre l'usage des mathématiques, supposées dissimuler une idéologie ultra-libérale. En passant devant le rayon d'un bibliothèque, je crois avoir soudainement compris quelque chose.
J'exagère un peu en disant que j'ai du mal à comprendre le rejet de l'économie mathématique et son association avec un libéralisme bêta. Formé par la fillière B/L, j'ai moi-même hurlé avec ces loups-là à mon entrée dans une certaine Ecole. J'ai de même oublié la lenteur avec laquelle j'ai pris la mesure de l'écart entre ce qui m'était présenté et la cathédrale vide néoclassiques que pourfend Bernard Guerrien. N'avais-je pas, lors du cours de micro 1 de M1, demandé face à un modèle d'équilibre général en rendements constants « Qu'est-ce qu'on modélise, là, exactement ? Le village d'Astérix ? ».
Mais je ne pense pas que cela suffise à expliquer le rejet et l'accusation de charlatanisme dont sont victimes les économistes qui ont le malheur de s'exprimer partiellement en équations. Je regardais alors du côté de la confusion entre l'économiste comme scientifique et l'économiste comme conseiller du Prince, dont il a déjà pas mal été question sur les blogs économiques français. J'allais donc chercher l'ouvrage qui s'imposait (Le Savant et le politique
, évidemment). Ce faisant, je suis passé dans les rayons d'économie de la bibliothèque du campus où je travaille. Un peu au hasard, j'empoigne un manuel récent d'histoire de la pensée économique. Et là, j'ai été Eclairé.
Si le manuel commençait très naturellement pas Smith, Ricardo et Say, quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'il s'arrêtait à l'équilibre général d'Arrow-Debreu è Pire, en fait d'histoire de la pensée économique, seuls les domaines touchant à des questions macroéconomiques étaient couverts. L'organisation industrielle ? Ignorée. L'économie du travail ? Vue sous le seul angle néoclassique. L'économie du développement ? Pas trace. L'impact de la théorie des jeu ? Jamais entendu parler. Bref, cet ouvrage, sans nul doute employé par de nombreux étudiant et des personnes voulant se renseignait faisait l'économie des soixante dernières années de recherche en économie. Comment s'étonner alors que les étudiants aient une vision aussi faussée de ce qu'est l'économie aujourd'hui ?
Mais cela ne suffit pas à expliquer les choses : pourquoi ces lacunes béantes dans un manuel censément de référence ? C'est que depuis les années 1960 à peu près, l'économie a connu l'évolution naturelle d'une science. Elle s'est séparées en sous-branches de plus en plus spécialisées. De même qu'un astrophysicien et un théoricien des supercordes auront du mal à comprendre ce qu'ils font mutuellement, il existe un écart considérable entre, par exemple, une article du RAND et un du JDE. De ce fait, il devient difficile de faire un panorama d'ensemble de ce qu'est la « pensée économique », avec des champs utilisant des outils différents, car adaptés à leurs objets respectifs, et avançant à des rythmes différents.
C'est d'ailleurs là la grande victoire de l'association entre la boîte à outils marginaliste, celle de la théorie des jeux et celle de l'économétrie : parvenir à une spécialisation suffisante pour produire des hypothèses testables, et modéliser à l'aide de concepts de base similaires une très grande variété de situations et de problématiques.
Mais alors, pourquoi ce rejet ? C'est que les soixante années de recherche ainsi méconnues sont très concentrées sur des approches micro-économiques, alors que les questions que le public et le politique se posent le plus souvent sont d'ordre macro-économique. Dès lors, la parole est prise par qui veut la prendre, et souvent par des personnes compensant leur peu de succès dans la recherche par un discours où l'idéologie, dans un sens comme dans un autre, cherche à compenser l'incompétence.
Publié le mercredi, mars 29 2006, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
jeudi, mars 30 2006
17:47
Ce débat a lieu de manière virulente depuis Walras et la fondation de l'économie mathématique. Et les critiques portées à l'usage des mathématiques ne sont pas plus antilibérales que libérales (voir par ex. l'école autrichienne).
— vulgosAlors, balayer ici d'un revers de la main un grave problème épistémologique en accusant ses détracteurs d'ignorance, c'est un peu léger...
jeudi, mars 30 2006
20:50
« Je peux comprendre qu'il y ait de nombreux contresens quand on emploie “économie†pour “science économique†»
— François/phnkImagine notre sort en science politique. Curieux, d'ailleurs, de savoir ce que Wissenschaft als Beruf / Politik als Beruf te laissera comme impression.
jeudi, mars 30 2006
23:03
"succès dans la recherche": quels sont pour vous quelques uns de ces succes, disons recents sur la micro-economie ?
— Laurent GUERBYvendredi, mars 31 2006
10:06
@ Vulgos : Vous revenez encore sur votre vieille rengaine. Franchement, je n'ai même plus envie de vous répondre. Il suffit de comparer l'emploi des résultats des deux position épistémologiques pour faire la différence.
@Laurent : On peut prendre comme exemple l'emploi des résultats de l'organisation industrielle dans l'analyse des marchés (conditions de concurrence, procès antitrust, etc.), ou l'application de la théorie des enchères à l'attribution de licence UMTS.
— leconomistevendredi, mars 31 2006
21:22
leconomiste, pour les anti-trust je suis quelques blogs et je suis allé à quelques conférences, mais c'est plutot remplis de juristes et lobbyistes que d'économistes. Auriez-vous les références d'un papier significatif sur les conditions de concurrence et l'apport d'actions gouvernementales de type anti-trust ? (Ou mieux comme cela se fait en informatique des papiers "computing survey" qui en 20-30 pages font le tour des avancées sur un sujet donné :).
— Laurent GUERBYQuelque chose qui me tracasse (mais je n'ai pas appronfondi le sujet) c'est que bien souvent ces marchés mettent en concurrence un nombre très faible d'acteurs (2-5) eux-mêmes de taille importante, est-ce suffisant pour que cela fonctionne ?
mercredi, avril 19 2006
22:57
Une hypothèse supplémentaire à tester, c'est aussi que l'âge de ceux qui écrivent aujourd'hui des bouquins transversaux sur la science économique impliquent qu'ils ont achevé leur formation académique dans les années 1960 et n'ont pas forcémment continué à suivre de très près la production de leur discipline, mis à part peut etre avec Alter Eco... D'autant plus que les personnes de l'âge en question n'utilisent généralement pas le web, et que sans le web, en France, il est tout de même compliqué de rester au fait de la discipline. C'est une hypothèse qui vaut ce qu'elle vaut. En tout cas, elle est testable et réfutable, et donc scientifique... !
— Josepasdirequijesuisvendredi, avril 21 2006
11:44
L'idée de l'âge est intéressante, mais je n'y crois pas trop : les ouvrages d'histoire de la pensée économique sont écrits en général par des enseignants en université ou en grande école, et donc qui restent en contact avec la recherche. Peut-être faudrait-il tester leurs universités d'appartenance, et mettre en relation l'intensité de la recherche dans une université et la production de manuels par les enseignants. Mon petit doigt me suggère une corrélation inverse : quand on fait de la recherche, on n'a pas beaucoup de temps pour les manuels, sauf à être Jean Tirole.
— leconomistejeudi, mai 4 2006
19:34
"Dès lors, la parole est prise par qui veut la prendre, et souvent par des personnes compensant leur peu de succès dans la recherche par un discours où l'idéologie, dans un sens comme dans un autre, cherche à compenser l'incompétence."
— FlaffLes mécanismes habituels d'examen et contrôle des travaux de chaque scientifique par l'ensemble des autres scientifiques sont-ils ici particulièrement inopérants ? Ou y-a-t-il quelque chose que je ne comprends pas ?
(J'avoue avoir à l'esprit les violentes critiques de Maris s'interrogeant sur la raison pour laquelle (en mes termes, hein..) les "vrais économistes" ne dénoncent-ils pas les propos douteux d'experts autoproclamés, car j'avoue ne jamais avoir trouvé une seule hypothèse intellectuellement satisfaisante pour expliquer cela, ceci m'incitant à envisager qu'une donnée m'échappe.
jeudi, mai 4 2006
22:11
@Flaff : Mais si, les "vrais économistes" dénoncent souvent les propos douteux de Bernard Maris...
— Antoine