Plantons le décor : en arrière-fond, un grand groupe financier français, qui essaye de se transformer après des années difficiles qui avaient été précédées d'une expansion des activités menée tambour battant. L'arrêt de l'expansion fait que les mobilités internes sont difficiles, et les niveaux de rémunération variables ne sont plus ceux qu'ils étaient avant la crise, priorité étant donnée au respect des ratios réglementaires et aux dividendes face à des actionnaires qui estiment qu'ils ont suffisamment toléré des ROI faibles. En fond plus rapproché, un service mixte de quants[1] et de non-quants, les seconds sortant le plus souvent d'écoles de commerce. Essentiellement, des équipes où les choses se passent bien humainement, mais où la satisfaction au travail n'est pas vraiment au rendez-vous, pour des raisons structurelles (charge de travail, systèmes informatiques périmés ou mal conçus, ou les deux) et organisationnelle (lourdeur d'une organisation très pyramidale, micromanagement). Ajoutez à cela des difficultés de recrutement, en particulier sur les profils quantitatifs, aspirés par les entreprises du numérique qui payent autant pour des fonctions a priori plus intéressantes et des structures moins lourdes, et une insatisfaction latente liée à des niveaux de rémunération qui, s'ils sont élevés dans l'absolu, sont inférieurs à ceux d'autres services sans que cela soit semble-t-il lié à la charge ou la complexité du travail, liée aussi à un défaut de reconnaissance de fonctions perçues comme des centres de coût.

Arrivent dans ce contexte le type d'actions RH décrites par les auteurs du livre : ateliers Mindfulness (pleine conscience, réservés aux managers, hein, on ne va pas pousser non plus), actions sur la qualité de vie au travail, inclusions dans les formations et supports RH d'éléments issus de la pensée positive, programmes de mentorat. La qualité de ces éléments était hétérogène pour ce que j'en ai vu. Dans le bon, l'introduction à la pleine conscience était une initiation pas trop mal conçue à la médiation. Dans le moins bon, des éléments dispensés en formation managers de proximité manifestement issus de lecture de troisième main, assis sur des théories ou des travaux déjà réfutées ou dépassées, assénées par un formateur très sûr de lui et qui prend mal qu'on lui fasse remarquer qu'il n'a pas la moindre idée des sources scientifiques qu'il allègue, ni qu'elles ont été réfutées.

Loin de l'enthousiasme béat postulé par les auteurs du livre, la réaction autour de moi a essentiellement été celle du scepticisme : tout le monde y a vu une tentative, à vrai dire fort mal déguisée, de compenser à moindre coût la dégradation des conditions de travail et le faible dynamisme des rémunérations. Certaine personnes, à qui ces approches pouvaient effectivement faire du bien (par exemple en les obligeant à un temps d'arrêt qu'elles ne parvenaient pas à s'imposer d'elles-même) y ont dans une certaine mesure trouvé leur compte. Pour les autres, je n'ai pas l'impression que cela ait changé grand-chose, voire a été contre-productif.

Un exemple : d'un résultat scientifique douteux est entré dans la vulgate du management qu'il fallait faire trois commentaire positif pour chaque commentaire négatif pour que la personne soit en mesure d'entendre le commentaire négatif. Dans une culture de management général où la norme était de ne faire que des commentaires négatifs, cette soudaine irruption de commentaires positifs est immédiatement apparue comme suspecte, et à juste titre : tout commentaire positif était pris comme le signal avant-coureur d'une critique. Seuls s'en sortaient les managers qui avaient établi une crédibilité en n'hésitant pas à féliciter leurs équipes et à louer sans arrière-pensée le travail de leur collaborateurs - lesquels managers n'avaient du coup pas besoin de ce type de recettes pour que leurs collaborateurs soient réceptifs à la critique.

Si j'en parle ici, c'est que ce type de réaction affaiblit en fait considérablement le propos de Happycratie. Si je rejoins dans mon exemple les auteurs dans l'idée que l'entreprise dans la quelle je travaillais utilisait ces méthodes pour essayer d'amortir la dégradation des conditions de travail sans embauches ou contreparties salariales, il ne s'en est pas suivi l'instauration d'une dictature consumériste du bien-être ou du bonheur. Au contraire, cela a augmenté la défiance envers l'entreprise dans certains cas. L'appel à être soi-même, authentique et courageux et à se réaliser dans le travail a probablement servi de nudge pour les meilleurs profils, qui sont allés voir s'ils ne pourraient pas mieux se réaliser ailleurs (cette autosélection est le cauchemar des RH, évidemment, qui voient s'évaporer les collaborateurs les plus intéressants). Inversement, les actions qui ont je pense le plus contribué au bien-être sont celles qui ont le plus remis en cause la structure des relations, comme le télétravail, qui oblige structurellement à la confiance.

J'ai en fait été tout particulièrement exposé à cet effet, ayant participé au séminaire du , initialement orienté vers le management intergénérationnel et en fait assez bon représentant de toute l'industrie dont parle Happycratie. Ce que j'en ai retiré, c'est que, dans ce grand bazar dont les fondements scientifiques, lorsqu'ils existent, sont rapidement oubliés ou déformés, il y a en fait un certain nombre de choses intéressantes à tirer. Oui, l'analyse en termes de générations est une immense caricature. Mais elle peut être pertinente pour analyser pourquoi un échange aussi simple se retrouve être toxique :

- Manager (cinquantaine) : « Fais ça. » - Jeune collaborateur : « Pourquoi ? »

En quelques mots, le jeune collaborateur estime que son manager lui doit, lorsqu'il lui confie une tâche, lui en donner un minimum les tenants et les aboutissants afin qu'il puisse la réaliser correctement : à quoi cela va-t-il servir le service ou l'entreprise ? Le manager, de son côté, a été formé à interpréter une question de ce type comme une remise en cause de son statut hiérarchique : s'il est là, c'est qu'il est plus compétent, et vit la question de son subordonné comme une attaque de cette compétence. Effectivement, c'est caricatural. Oui, j'ai assisté à cette scène plusieurs fois par semaine.

De même, rappeler aux managers qu'il doivent aussi féliciter leurs équipes pour leur bon travail est utile dans une culture d'entreprise où la norme est de ne faire de commentaires que négatifs[2] . Dire aux employés qu'ils doivent être acteurs de leur propre carrière a du sens quand on fait face à une obsolescence très rapide des compétences techniques, et que les plus concernés renâclent à demander les formations qui pourraient les remettre à niveau (il est dans ces circonstance évidemment inutile de les y inscrire de force : au mieux ils n'apprendront rien, au pire ils perturberont les formations).

Bref, tout cela pour dire que ce que j'ai vu, c'est une énorme bulle gonflée de beaucoup de brassage d'air autour de quelques idées pas particulièrement neuves, et avec en fait une capacité d'entraînement sur les employés assez limitée. Donc assez loin de la dictature individualiste du bonheur consumériste décrite dans l'ouvrage.

Notes

[1] On désigne par ce terme les personnes plus spécifiquement formées aux méthodes quantitatives. Dans la pratique, essentiellement des ingénieurs en mathématiques financières ou en statistiques.

[2] Longtemps, l'argument a été que tout compliment sur le travail servirait d'argument pour demander une augmentation.