Structure du marché

Commençons par la structure du marché des comics. Il est dominé par un duopole, DC Comics d'une part (Spider-man, Batman, Superman, etc.) et Marvel Comics d'autre part (X-Men, Fantastic Four, The Hulk, etc.). Dans ce marché, explique Denis, les fans, public très largement hétérosexuel et masculin, dispose d'une force importante de co-création, dans la mesure où il achète non seulement les comics, mais aussi une vaste gamme de produits dérivés. Ils sont donc la base du revenu des éditeurs. De ce fait, ceux-ci sont réticents à introduire des innovations radicales, de peur de perdre cette source de revenus. De faits, les fans se sont bruyamment élevés contre certains tournants importants, et ont à l'occasion fait revenir les éditeurs sur des décisions majeures quant au destin de certains personnages. On peut noter d'ailleurs que c'est un jeu qui se joue à deux, les éditeurs faisant à l'occasion un grand coup de publicité, en tuant un héros majeur, ce qui est arrivé à Superman puis à Spider-man, ou en handicapant un autre (le Batman post-Bane).

Cela génère selon lui une imperfection de marché telle que ces éditeurs ne veulent pas risque d'encourir l'ire de fans dont le sexisme est non seulement visible au travers des publications elles-mêmes, mais aussi de leurs réactions (violentes) à la suggestion que ces publications pourraient être moins stéréotypées.

C'est là que je m'interroge : cette structure de marché est familière. Elle existe dans l'ensemble de l'édition, où un oligopole central décline des recettes éprouvées, ne prenant que des risque calculés, tandis qu'une frange concurrentielle lance les innovations pour voir si elles rencontrent une demande solvable. D'où ma question : où est cette frange ? Pour Denis, elle n'existe pas parce que son existence est empêchée par le poids du fandom central, dont il faut préalablement obtenir l'adhésion, par effet de réputation. Pour moi elle n'existe pas à un niveau commercial parce qu'il n'existe pas de demande solvable pour ces produits.

La demande solvable

Écartons préalablement un point, celui de l'offre. Je pense qu'il existe assez d'aspirants dessinateurs de comics pour qu'un éditeur voulant publier un comic non genré ou genré pour un public féminin trouve le dessinateur dont il aura besoin (notez que si le fandom est très misogyne, cela ne va pas de soi : le pool de dessinateurs non-misogynes peut être faible, par effet de sélection).

Techniquement, les coûts d'entrée sont relativement faibles : un nouvel entrant peut se positionner sur une niche numérique, qui lui épargne les frais d'impression, et le met en contact avec un public potentiel large (des webcomics improbables comme XKCD, Questionable Content, Order of the Stick ou Megatokyo sont là pour le prouver). Il devrait donc exister une offre, fût-elle non-commerciale, qui, si la demande exister pourrait, comme les modèles cités ci-dessus, passer à un mode semi-commercial ou totalement commercial.

Ce qui m'amène à penser que la demande n'existe pas, tout du moins la demande solvable. En d'autres termes, de nombreux lecteurs pourraient vouloir les comics moins typés, mais ne sont pas prêts à en payer le coût, que ce soit directement en argent ou en termes de temps de recherche (facteur important : il ne suffit pas qu'un produit existe, encore faut-il le trouver - ce qui suggère que l'offre est faible, sans quoi on peut se dire qu'un comic renversant les stéréotypes pourrait surfer sur une forte publicité négative d'un fandom à l'image douteuse). Il me semble que l'espace est d'autant plus faible qu'il existe déjà un écart entre DC Comics, avec des héros blancs hétérosexuels (jusqu'à récemment) et Marvel, avec des profils plus large tant en termes d'apparence que de genre ou d'orientation. Le faible succès, à ma connaissance, des mangas neutres ou féminins aux États-Unis tend à me conforter dans cette analyse, tout comme l'arrêt des mini-séries hors modèle par les éditeurs eux-mêmes (que je ne parviens pas à attribuer uniquement au pouvoir des fans).

Représentations du genre

En termes de genres, mon explication met ainsi plutôt l'accent sur l'intériorisation des comportement genrés. Pour moi, si le comics est stéréotypé, c'est moins parce que c'est une exigence du fandom que parce que le reste du public l'a intériorisé comme un style genré et donc que la grande masse du lectorat potentiel ne s'y intéresse pas, ne serait-ce que pour se rassurer sur sa non-appartenance à un public misogyne. Il s'agit bien sûr de sociologie de comptoir, mais l'idée est que le public potentiel intériorise des stéréotypes genrés (y compris dans ses consommations, lecture des Harlequin par exemple) mais est mal à l'aise avec la perception de ces consommations (là encore, Harlequin a rapidement saisi tout le potentiel des liseuses, sans couverture stigmatisante) et donc ne veut pas assumer des consommations trop stéréotypées.

C'est évidemment une question de poule et d'œuf : la misogynie du fandom est-elle la cause ou la conséquence de cette image des comics ? Sans doute une étude historique du genre permettrait de trancher. Cela serait-il utile ? À mon sens oui : si la demande n'existe pas, il ne sert à rien de vouloir convaincre les éditeurs de servir une demande inexistante. Ce qu'il faut changer, c'est la représentation du comic par le public non-consommateur, et je ne suis pas convaincu que changer le contenu de publications qu'il ne lit de toutes manières pas soit une bonne façon d'y parvenir. Plutôt attaquer le problème par un autre biais, par un produit qui pourrait amener au comic sans en porter le stigmate initial.

Une dernière remarque, pour laquelle je vais me faire probablement incendier : dans les billets liés par Denis, je perçois une sorte de confusion entre deux demandes. L'une est : je voudrais que les héros de comics existants soient moins stéréotypés - par exemple lorsqu'on s'indigne de la sexualisation sans nécessité narrative de Catwoman. l'autre est : je voudrais des comics dont les héros soient moins stéréotypés. Le débat gagnerait à différencier les deux demandes. En effet, la première ne me paraît pas très efficace, puisqu'elle s'oppose à la demande inverse de produits typés qui, quoi qu'on en pense par ailleurs et de mon point de vue d'économiste, est également légitime. La seconde, en revanche, est audible, puisqu'une masse suffisante de demande de ce type (hello le crowdsourcing) pourrait conduire aux produits désirés.