Où commence le marché ?

Commençons par la vision du marché que donnent ce billet. Elle s'arrête là où, pour un économiste, le marché commence. L'auteur, l'éditeur, le diffuseur et le libraires sont là. Fin de l'histoire, le lecteur est évacué, sauf à être traité, dans un autre billet de « je-me-moi je sais ce que je veux et je le veux tout de suite au pied de ma porte ». C'est là un travers que je retrouve régulièrement dans les plaidoyers en faveur de la librairie : l'idée implicite que le lecteur, fût-il un des happy few éclairés par leur bibliophilie, ne serait pas capable de reconnaître la bonne littérature de la mauvaise sans l'aide d'un libraire.

J'ai dit ailleurs à quel point le rôle de conseil des libraires me paraissait essentiel et devait être valorisé. Je me demande maintenant s'il ne faudrait pas être plus clair sur ce qu'est, à mon sens, ce rôle. Pour moi, il s'agit dans l'immensité de l'offre de conseiller au lecteur le titre qui correspond à ses goûts, qui ne sont pas forcément ceux du libraire. Bien évidemment, le rôle de conseil comprend une part de subjectivité mais je ne suis pas sûr que l'idée que le client n'a pas de goût et va au prix le moins élevé soit un bon point de départ pour envisager ce rôle.

J'y vois un glissement du rôle de conseil au rôle de prescripteur. Certes, le rôle de prescripteur, avec tout ce qu'il donne de stature intellectuelle, est plus valorisant. Il met aussi celui qui veut le tenir en concurrence avec les autres prescripteurs : journalistes, intellectuels médiatiques, blogueurs, etc. L'avantage du libraire est que contrairement à ces prescripteurs distants, il a le client en face de lui et peut affiner sa prescription aux goûts du client.

Je reconnais également que la position des libraires n'est, collectivement, pas confortable : l'essentiel des librairies vivent de fait grâce à la vente de titres, des ouvrages de Barbara Cartland à Harry Potter qu'il est de bon ton de regarder de haut quand on veut faire partie d'un certain milieu intellectuel. Un grand écart entre la réalité des masses vendues et la représentation de ce qui est culturellement valable. La vie est au contraire plus facile pour les grandes chaînes qui ne se posent pas de telles questions.

Le problème survient donc, selon moi, au moment où la volonté de défendre un statut, ou ce qui est ressenti comme une mission, finit par être en décalage avec la réalité du marché : les revendications de spécificité ou d'aides publiques finissent par être minées par cet écart, faisant le jeu d'un Amazon mettant en évidence qu'il sert les livres que les lecteurs demandent.

Concentration et diversité

Un autre point commun aux plaidoyers en faveur de la librairie est que la concentration, qu'elle soit éditoriale ou de la vente de livres, est nuisible à la diversité. Pour un économiste, cette assertion est surprenante. Empiriquement, d'abord : malgré une concentration éditoriale qui a en France créé un quasi-duopole, on n'a jamais publié autant de livres. Par ailleurs, les exemples de La Martinière ou de Soleil prouvent qu'un petit éditeur peut toujours se faire une place dans la cour des grands sur le succès d'un ou de quelques titres, et donc que les positions ne sont pas figées. Elle surprend également sur des bases plus théoriques. Si, comme l'affirment les libraires, le risque est de voir tout le monde publier ou vendre le plus petit dénominateur commun, alors on a toutes les raisons de penser que la concentration est un levier garantissant contre ce risque : un grand groupe aura plus d'incitations à diversifier son portefeuille qu'un petit éditeur devant, car sa survie en dépend, adopter d'hypothétiques recettes d'un succès tout fait[1]. De même, au niveau de la vente, les librairies de grandes chaînes disposent typiquement d'un stock qui les place entre les librairies moyennes et les très grandes librairies. Pour adapter un argument de Tyler Cowen, j'ai plus de chances de trouver un roman coréen à la Fnac que chez mon libraire de quartier par simple effet de nombre[2].

Cette assertion va également à rebours de ce qu'on observe dans d'autres secteurs. Depuis Steiner (1952)[3], on comprend bien comment la concurrence, en dupliquant les contenus les plus populaires, a un effet négatif sur la diversité. Par conséquent, la concentration devrait avoir des effets positifs sur la diversité, et c'est bien ce que trouvent tant Steven et Waldfogel (2001)[4] que Sweeting (2010)[5] dans le cas de la diffusion radiophonique : la concentration augmente le nombre de formats diffusés (et pas seulement le nombre de titres).

Une industrie de la sur-offre

De plus, la diversification de l'offre, pour tout dire la sur-offre, semble être la stratégie dominante dans les industries culturelles, de l'édition musicale au cinéma en passant par les jeux vidéo : individuellement ou collectivement, on publie beaucoup dans l'espoir de tomber sur la perle rare, le blockbuster qui rattrapera les pertes faites sur les autres titres. Cela passe par l'exploitation du plus grand nombre de genres ou de niches possibles, personne ne sachant si le prochain succès sera du côté de l'histoire de sorciers, de l'autofiction ou du pamphlet. On comprend mal pourquoi cette dynamique commune aux biens culturels serait inopérante dans le cas du livre.

C'est pourquoi je ne reçois l'argument d'un risque de diminution de la diversité qu'avec beaucoup de précautions. Il faudrait qu'on m'explique données à l'appui pourquoi la concentration fonctionnerait dans l'édition à rebours de ce qu'on observe ailleurs. Mon impression est que l'argument de la diversité cache un jugement de valeur implicite sur la qualité de la production. Et il me semble que là (voir point 1) on s'aventure dans les terrains mouvants de la distinction bourdieusienne, où la qualité et l'ampleur du lectorat sont négativement corrélés.

Le Net

Enfin, la numérisation est souvent envisagée sous le seul angle de la menace, qu'il s'agisse de celle d'Amazon (qui effectivement a tous les comportements caractéristiques de l'abus de position dominante), d'Apple (idem) ou de Google (là, le problème est plutôt au niveau de la différence de culture quand au bien-fondé d'une propriété intellectuelle très restrictive). Malgré le travail utile de certains, on sent une difficulté à se positionner face à une technologie fondamentalement plus efficace sur deux activités importante de la librairie, le fonds et les grosses ventes (en d'autres termes, quand le lecteur sait exactement ce qu'il veut lire). Les technologies en question portent pourtant remède aux craintes quant à la qualité et à la diversité, en abaissant considérablement les coûts de publication et en renforçant, par augmentation de l'offre disponible, l'intérêt pour un conseil pertinent, indépendant ou personnalisé. En d'autres termes le cœur du métier de libraire.

Tous ces éléments font que je me sens souvent mal à l'aise en lisant les argumentations visant à défendre les libraires face à tel ou tel acteur supposé conduire à la mort de l'édition pluraliste et de qualité : des éléments qui, dans le milieu, passent pour des fondamentaux admis par tous me semblent aller à l'encontre des la compréhension du secteur étayée tant par la théorie que par la comparaison avec les autres industries culturelles[6].

Notes

[1] En pratique, il existe une répartition des tâches confiant la détection des nouveaux talents aux petits éditeurs et la promotion des talents ainsi détectés aux grandes maisons, dans le cadre d'un oligopole à frange. La concentration fournit une incitation aux entreprises de l'oligopole à éviter de dupliquer les succès potentiels trop proches les uns des autres, afin d'éviter de cannibaliser ses propres titres.

[2] On peut rapprocher cela de l'effet des multiplexes sur l'offre de cinéma : la nécessité de rentabiliser des salles nombreuses les a conduit à programmer des films à budget moyen qui ont vu leur exposition augmenter considérablement.

[3] Steiner, P. "Program Patterns and Preferences and the Workability on Competition in Radio Broadcasting", Quaterly Journal of Economics, 1952, 66, p. 194-223, sur Jstor

[4] Berry, Steven T. et Waldfogel, Joel, "Do Mergers Increase Product Variety? Evidence from Radio Broadcasting", Quaterly Journal of Economics, 2001, 116, p. 1009-1025, sur Jstor

[5] Sweeting, Andrew, "The effects of mergers on product positioning: evidence from the music radio industry", RAND Journal of Economics, 2010, 41, p. 372-397, doi: 10.1111/j.1756-2171.2010.00104.x

[6] J'avoue être quelque peu dubitatif quand je lis « Rappelons que l’histoire moderne du livre en est une à travers laquelle le but premier des éditeurs était de promouvoir de brillants auteurs et de rendre leurs écrits à la disponibilité du public, la vente de ces œuvres étant dévolue aux librairies à travers leurs réseaux » (source, huitième paragraphe). La description de l'édition que donne Balzac dans Les Illusions perdues (où au passage il fustige comme indigne les purs libraires n'ayant pas une activité propre d'édition), pour caricaturale qu'elle soit, n'en est pas moins juste. Le libraire-éditeur y publie le manuscrit de Lucien sans l'avoir lu (mais en prétendant l'avoir examiné en détail) dès que celui-ci est en position de s'assurer une critique positive dans un journal influent. Au XIXe siècle déjà, le secteur de l'édition et de la vente de livres n'était donc pas le domaine des seuls serviteurs dévoués de la Culture. Nier ainsi le caractère purement commercial d'une large part de l'activité d'édition et de vente de livres ne me paraît pas conduire à une compréhension saine des enjeux.