Mon attention a été éveillée en lisant ces mots : « Editer, c'est mettre une oeuvre à la disposition des lecteurs, où qu'ils soient, dans une librairie ou devant un écran... C'est une même exploitation qui doit être coordonnée par l'éditeur, à qui il revient d'harmoniser la diffusion de l'oeuvre sur ces différents supports et canaux. »[1]. J'ai vu dans ces mots non pas le trompe-l'œil d'un éditeur chevalier blanc de la culture mais le rôle d'un coordinateur au centre d'un nœud de contrats : avec l'auteur, naturellement, avec les typographes, illustrateurs, imprimeurs, diffuseurs etc.
Pour Antoine Gallimard, il est naturel que ce rôle de coordinateur des contrats soit tenu par l'éditeur et que l'essentiel des transactions se fasse sur la base de contrats de long terme avec des partenaires réguliers. Il s'agit d'une application à l'édition du studio system à l'édition : mêmes si elles ne les possèdent pas financièrement, les grandes maisons d'édition contrôlent l'ensemble de la chaîne, de l'auteur (avec des contrats pour plusieurs ouvrages) au libraires, le prix unique du livre et l'office assurant le contrôle de l'aval sans qu'une intégration verticale complète soit nécessaire.
Le cas du cinéma montre toutefois que d'autres modes d'organisation existent. Suite à la rupture de l'intégration verticale, le secteur américain du film s'est organisé autour du financement par projet. Chaque film réunit ponctuellement acteurs, metteur en scène, techniciens, producteurs sur un projet précis. En termes de contenu, cela s'est traduit par la disparition du contrôle total que les studios exerçaient sur le contenu des films (avec une part de censure interne considérable) et l'apparition d'un espace pour un cinéma indépendant, autrefois tenu à l'écart des circuits de distribution par l'intégration verticale.
Ce modèle est-il transposable à l'édition ? Il me semble que oui.
S'il serait hasardeux de dire que l'informatique met entre les mains de tous les auteurs la possibilité de produire des documents qu'une qualité typographique satisfaisante, elle a produit un grand nombre de jeunes diplômés disposant non seulement des compétences nécessaires, mais en plus des outils techniques pour produire des documents portables d'un support à l'autre. Cette dernière compétence est cruciale dans un mode où le livre numérique occupera à brève échéance une part significative du marché, et probablement un rôle de prototype, fournissant un support pour les premières publications des jeunes auteurs. Dès lors, il est possible d'imaginer un secteur où les jeunes auteurs contracteraient individuellement avec des individus ou des entreprises qui leur fourniraient les services de correction, mise en page et diffusion sur une plate-forme numérique. Il s'agit effectivement d'une auto-édition généralisée, le rôle de tri de l'éditeur étant déporté sur les plates-formes de diffusion, qui ont intérêt à ne pas noyer leur offre dans un océan de textes peu attrayants.
Pour des auteurs plus établis, l'agent littéraire, justement redouté en France par les éditeurs, semble le personnage désigné pour coordonner ces contrats, un même agent pouvant d'ailleurs agir au nom de plusieurs auteurs. Évidemment, une telle structure ferait perdre un pouvoir considérable aux grandes maisons d'édition, en offrant un plus grand pouvoir de négociation aux auteurs et surtout en les mettant en face non pas d'auteurs peu familiers de l'aspect économique, mais de professionnels rompus aux négociations.
Il me semble donc que les négociations entre auteurs et éditeurs autour des droits numériques doit se voir à la lumière de ce modèle d'organisation alternatif. À lire Antoine Gallimard, je ne suis pas sûr que les grandes maisons soient conscientes que l'organisation actuelle de l'édition n'est pas le seul modèle possible.
Notes
[1] Les fautes de typographie ne sont pas de mon fait. Apparemment, Le Monde ne connaît ni les majuscules accentuées ni la ligature œ.