En premier lieu, l'importance attribuée au prix unique par les professionnels traditionnels du secteur peut expliquer pourquoi ils sont si sensibles. Ils considèrent en effet que le prix unique du livre constitue la colonne vertébrale d'un secteur qui sans lui s'effondrerait. Le cas des pays nordiques pourtant, où on a vu au Danemark s'effondrer les librairies en présence d'un prix unique alors que le secteur est prospère en Finlande alors que le prix unique n'existe plus depuis 1971, suggère que le prix unique n'a peut-être pas l'importance qu'on lui attribue en France. Toujours est-il que le secteur fonctionne sur cette représentation et donc est à l'affût de ceux qui ne respecteraient pas la loi (ainsi que Leclerc a essayé de la faire dans les années 1980).

En second lieu, il faut reconnaître que les possibilités offertes par l'article 5 sont rarement utilisées. À mon sens pour deux raisons. La première est que la plupart des librairies sont installées dans des locaux étroits, soumis à la pression de loyers commerciaux importants. Cela fait que le stockage long (six mois) de titres a un coût d'opportunité important, limitant les soldes éventuelles à une poignée d'exemplaires. Il faut peut-être s'attendre à ce que Decitre doive démontrer que les conditions de la loi sont effectivement respectées, en particulier sur des titres à forte rotation comme Harry Potter. Une possibilité est que Decitre ait commandé longtemps à l'avance un stock important du titre, comptant sur le film pour doper les ventes, et que cet effet ne se soit pas manifesté, laissant un stock ancien et important.

La seconde raison réside dans le partage du risque entre éditeurs et libraires. Entre l'office et les notés, une large part de l'assortiment d'un libraire est assortie d'un droit de retour. Pourquoi alors solder des titres quand il est possible de les renvoyer à l'éditeur et d'obtenir leur remboursement, moins les frais de port ? Une telle utilisation d'un droit de retour pour établir un prix plancher fait d'ailleurs partie des mécanismes de base de l'imposition de prix de revente, qu'on voit dans son premier cours d'organisation industrielle. En d'autres termes, le droit de retour assure en pratique la persistance du prix unique au-delà de la limite légale, le transformant, éventuellement, en « prix perpétuel », selon l'expression d'Hubert Guillaud concernant le livre numérique.

Cette possibilité lève deux questions. La première, qui a pas mal interloqué les spécialistes d'organisation industrielle à qui j'ai présenté le marché du livre, est qu'à première vue un prix unique est redondant avec un droit de retour intégral : quel détaillant va délibérément solder des livres en-dessous du prix qu'il pourrait obtenir en les retournant à l'éditeur ? En d'autres termes, avec un droit de retour, le prix unique devrait être redondant. Cet argument tombe toutefois si on considère que l'achat de livres n'est pas isolé mais qu'il peut entraîner l'achat de biens complémentaires. L'année 1980 ont offert des exemples de cet effet. Les grandes surfaces offraient alors des remises importantes sur les livres en espérant faire venir dans ses rayons une clientèle qui fréquentait alors plus volontiers les commerces de centre-ville. Tout achat fait par ces nouveaux clients était alors un bien complémentaire du point de vue des grandes surfaces et les marges faites compensaient le manque à gagner sur les livres. On a vu l'an dernier un exemple plus manifeste dans la politique d'Amazon, prêt à vendre des titres à perte afin de rendre plus attractif son Kindle.

La seconde question est de savoir pourquoi Alapage pratique effectivement des soldes. On peut imaginer, ce que je faisais hier, que Decitre a obtenu des éditeurs des remises en échange d'un achat des livres concernés en compte ferme, c'est-à-dire sans droit de retour. La différence entre le prix de gros et le prix final étant de l'ordre de 30%, des rabais dans cette fourchette (un peu plus importants, en incluant les coûts logistiques à retourner les livres) font alors sens. Cela n'explique toutefois pas des soldes de l'ordre de 50%, comme celles consenties sur Harry Potter et les reliques de la mort. Pour certains titres donc, l'argument de biens complémentaires doit jouer : soit que l'achat du dernier tome de la série génère l'achat de biens liés (au hasard, le DVD ou le Blu-Ray du premier volet du film[1]), soit qu'il s'agisse d'attirer de nouveaux clients dans le but de les fidéliser en présentant une offre alternative à celle d'Amazon.

Cet événement illustre la manière dont, indépendamment du livre numérique, l'informatique change la donne dans le marché du livre : le stockage dans des entrepôts à faible coût et les logiques d'attraction et de fidélisation du consommateur par des vendeurs généralistes rend potentiellement rentables des pratiques légales qui ne l'étaient pas pour le pan traditionnel du secteur. Ce me renforce, assez naturellement, dans l'idée que c'est une mauvaise idée pour ce pan de rester fixé sur le seul prix unique et de demander son extension au numérique, quand l'évolution technologique risque de plus en plus de faire de ce dernier un emplâtre sur une jambe de bois.

Au passage, je signale cet article co-signé par Jérôme Pouyet et moi-même, pour La Tribune. Le titre « Non au prix unique pour le livre numérique » n'est pas de notre fait (et, je trouve, un petit peu abrupt) mais il s'agit là des prérogatives de la rédaction du journal.

Notes

[1] Rappelons que la loi Lang interdit la vente à prime, c'est-à-dire qu'il est interdit de proposer un livre comme prime pour la vente d'un autre bien qu'un livre (ou un journal, je crois). Ainsi, une offre « Si vous achetez le DVD, on vous offre le livre » est interdite. Ce qui est peut-être un peu dommage quand on imagine le nombre de nouveaux lecteurs que de telles offres auraient pu attirer, par exemple pour Le Seigneur des anneaux ou les adaptations de comics.