Vendredi 11 juin, après-midi

Conséquence sans doute du fait d'avoir présenté le matin, j'ai été nettement moins attentif le vendredi après-midi. En fait, j'ai rédigé le second billet de la série pendant la première session parallèle, m'étant rendu à celle concernant le copyright. La seule contribution qui m'a vraiment intéressée au cours de cette session fut celle de Ruth Towse, assez programmatique. Elle revenait sur le fait que nous ne savons que très peu de choses concernant l'effet du copyright sur la création. On nous présente souvent des données portant sur l'emploi dans les industries créatives, mais celles-ci emploient un nombre important de personnes dont l'activité n'est ni culturelle, ni créative au sens communément reconnu du terme (exemple : juristes dans les entreprises concernées). Selon elle, les études du marché du travail des artistes, qui mettent en évidence le poids de la motivation intrinsèque dans la production artistiques, sont beaucoup plus riches en enseignements que les chiffres portant sur les industries créatives, toujours hautement suspects.

À ce sujet, elle relève que nous ne disposons pas non plus d'une bonne définition de ce que sont ces industries. Un critère communément utilisé est que le copyright soit essentiel dans le modèle d'affaires de l'entreprise concernée. Quand il s'agit d'étudier le bien-fondé ou les modalités du copyright, on se rend compte que cette définition est en fait tautologique, et que d'autres critères sont nécessaires.

En termes de régulation (policy), Ruth Towse remarque également que l'accent est mis sur la quantité plutôt que sur la qualité, avec, selon moi, l'idée implicite que faute d'assumer une position paternaliste, les économistes de la culture utilisent la variété comme moyen politiquement acceptable de viser la qualité. Ils sont en cela poussés par le fait, autre élément cher à Ruth Towse, que le copyright est orthogonal à la qualité du contenu protégé : le copyright couvre aussi bien des chef-d'œuvres de la littérature que le texte d'une carte postale ou les billets de ce blog. Un autre point sous-évalué est le ait que le copyright, s'il peut être de nature à augmenter la production de biens culturels dans un cadre statique, a des effets pervers dynamiques forts dès lors que les nouvelles créations incorporent peu ou prou du contenu des anciennes. Un point déjà largement démontré par Bessen et Maskin ("Sequential Innovation, Patents and Imitation", 1999), à mon avis avec le tort de vouloir se placer dans le cadre des brevets, alors que leur modèle représente parfaitement le cadre du copyright.

Samedi 12 juin, matin

La session à laquelle je voulais participer ayant été annulée au dernier moment, je me suis retrouvé un peu par hasard dans une section portant sur l'effet d'agglomération des artistes. Je n'ai pas prêté une très grande attention aux deux premières contributions, et ne me suis vraiment réveillé que pour les deux suivantes (au passage, les deux seules que j'ai vues appuyées par des présentations en LaTeX et pas du PowerPoint). L'idée était de mesurer l'impact des effets de clustering sur les compositeurs. Méthodologiquement, l'exercice est complexe, puisqu'il faut dresser une liste des compositeurs majeurs, et la composition de telles listes varie considérablement selon la nationalité de leurs auteurs. Ensuite, il faut disposer d'une mesure de la production, en général le nombre d'œuvres considérées comme majeures, ce qui est sensible au genre (opéra ou symphonies contre pièces plus courtes, comme les cantates ou la musique de chambre). Modulo pas mal de réserves toutefois, il semble que les auteurs aient mis en évidence un effet propre (positif) d' l'agglomération sur la production, effet qui bénéficie plus aux compositeurs résidant dans le cluster dès le départ qu'à ceux qui viennent le rejoindre.

Le plat de résistance de la matinée fut la session plénière de Victor Ginsburgh. Il est bon, et ça se sent. Partant d'un sujet a priori un peu rebattu, celui du jugement des experts, il a fait une synthèse passionnante de ses travaux en la matière, sur l'air d'une confrontation entre l'opinion des experts au moment de la production de l'œuvre et le test du temps (dont j'ai appris qu'il avait été conceptualisé par Hume). Un intérêt majeur de sa présentation fut la diversité des sources utilisées : cinéma américain (les Oscars sont-ils un bon prédicteur de ce que sera la place à long terme d'un film ?), l'inclusion de peintres de la Renaissance dans un canon (les peintres présents dans les ouvrages de référence en la matière), les articles scientifiques.

Dans le cas du cinéma, ses résultats sont assez spectaculaires. Utilisant comme variable explicatives le fait d'avoir eu un Oscar dans un domaine particulier (Oscar du meilleur acteur, p. ex.), il construit un modèle dont le pouvoir prédictif sur l'obtention de l'Oscar du meilleur film est remarquable, la procédure de vote (seuls les acteurs votent pour l'Oscar du meilleur acteur, alors que tous les membres de l'Academy votent pour le meilleur film, vote qui se fait en dernier) assurant que l'expérience est économétriquement propre. Il met donc en évidence la forte concordance des avis d'experts votant d'abord indépendamment les uns des autres, puis ensemble. Pour autant, la qualité du signal résultant n'est pas des plus convaincantes, fait-il remarquer : comparant la liste des films ayant obtenus l'Oscar à d'autres listes, comme celle des 100 films du siècle ou des 100 films de votre vie, il remarque que le fait que les erreurs de sélection (le film ayant eu l'Oscar n'est pas dans ces listes, alors qu'un autre film nominé la même année y est) sont la règle plutôt que l'exception. Mon exemple personnel de ce cas est celui de la Mostra de Venise de 1954, le Lion d'or ayant été décerné à un Roméo et Juliette qui, à ma connaissance, n'est pas spécialement resté dans les annales, alors que quatre films se sont partagé le Lion d'argent : Les Sept Samouraïs, Sur les Quais, La Strada et L'intendant Sancho (Kenji Mizoguchi).

Par contraste, les données sur les peintres flamands et italiens Renaissance montrent une remarquable stabilité du canon, avec quelques entrées autour du temps, mais pas de changement majeur ni dans la composition du canon, ni dans le poids accordé à chaque artiste.

Troisième expérience, c'est un fait connu que pour un numéro donné d'une revue, il y a une prime en termes de citation à être le premier article du numéro. Les éditeurs le savent, et, cherchant à maximiser le nombre de citations de la revue, ils placent en première position les articles qu'ils estiment les meilleurs. Sauf que sur quelques années, European Economic Review avait adopté un classement par ordre alphabétique des contributions, conduisant à une quasi-expérience. Sur cette base, il apparaît que les deux tiers des citations supplémentaires reçues par les premiers articles proviennent de leur position, et un tiers seulement d'une meilleure qualité (et donc d'un choix pertinent de l'éditeur). L'ACEI décernant tous les deux ans un prix pour le meilleur papier de jeune chercheur, je me suis demandé si on avait assez de recul pour faire le même exercice.

Autre expérience, que j'allais oublier, le Queen Elisabeth Music Competition, un des concours de musique classique les plus exigeants. Dans ce cas, il est possible de montrer que les résultats du concours sont très fortment influencés par l'ordre de passage des candidats, ordre qui est purement aléatoire (c'est un tirage au sort). De ce fait, le classement est en fait peu informatif.

Ces éléments conduisent Ginsburgh à suggérer que ce système de concours est peu efficace pour sélectionner le talent, et qu'il faudrait s'interroger sur la possibilité de ne pas décerner du tout de prix certaines années, de proposer plus de classements à égalité, voire renoncer à ces systèmes entièrement.

Après le déjeuner, je suis parti prendre l'avion. Au sortir de mon enregistrement, je tombe sur Ruth Towse, qui m'invite fort gentiment à prendre un thé avec elle jusqu'à l'heure du départ de mon avion, dans lequel j'écris ce billet.