Dans un récent commentaire, Moggio ma signalé ce très intéressant dossier paru dans le New Yorker. Je voudrais en extraite la remarque suivante, fondée sur les remarques de Tim O'Reilly :

Tim O’Reilly, the founder and C.E.O. of O’Reilly Media, which publishes about two hundred e-books per year, thinks that the old publishers’ model is fundamentally flawed. “They think their customer is the bookstore,” he says. “Publishers never built the infrastructure to respond to customers.” Without bookstores, it would take years for publishers to learn how to sell books directly to consumers. They do no market research, have little data on their customers, and have no experience in direct retailing.

Ken Auletta pour le New yorker

À mes oreilles, cette remarque sonne assez juste. Pour ce que j'ai pu en lire du cas français, les éditeurs ont assez largement externalisé la question de la vente finale, et en fait une large part de leur politique commerciale, à l'échelon aval de la chaîne, formé par les diffuseurs, les distributeurs et les libraires. L'arrangement avait un sens dans la mesure où de nombreuses maisons d'éditions n'ont pas les moyens d'envoyer des visiteurs dans toutes les librairies, ni un pouvoir de marché suffisant pour négocier avec des gros acheteurs comme les Fnac ou la grande distribution. L'existence d'un pouvoir de marché significatif à ce niveau était jusqu'à présent contrebalancée par la dispersion du tissu des libraires, ce qui impliquait un savoir faire quasi-artisanal et la constitution coûteuse de relations de confiance avec les libraires. Cet émiettement des interlocuteurs et des informations ne poussait en outre personne à développer des outils plus systématiques d'information sur les ventes, les fonds ou les prix, malgré les efforts, accueillis avec une certaine tiédeur, du Cercle de la librairie et de son projet Electre.

Avec la vente sur Internet, la donne change. Les vendeurs de livres ne sont plus des entreprises spécialisées dans la conviction d'un public particulier, celui des libraires, et de la relation personnelle avec les clients. Amazon comme Google, ce dernier servant de point d'entrée aux recherches menant aux librairies en ligne, sont des entreprises spécialisées dans le traitement de l'information à grande échelle : analyse des achats, des historiques de consommation, de recherche et de consultation, agrégation de commentaires, notes et recommandations. D'après les travaux de David Bounie et. al., ces outils conduisent à une structure des ventes assez significativement différente de celle du marché physique. Surtout, de dispersée, l'information sur la demande devient concentrée, avec une prime importante à la taille, la « sagesse des foules » fonctionnant d'autant mieux que le nombre d'avis indépendants est élevé.

Cette information sur les lecteurs, sur leurs goûts et leurs comportements devient ainsi une donnée stratégique, d'autant pus cruciale qu'elle est absolument nécessaire pour définir une stratégie adaptée au livre numérique. Et c'est là que la remarque de Tim O'Reilly fait mal : le seul moyen d'échapper au pouvoir de marché de celui qui contrôle ce type d'information est de mettre en place une plate-forme autonome à même de produire la même information. Ce que les éditeurs allemands et espagnols ont fait, laissant de côté des libraires et leur savoir-faire en la matière. S'il est trop tôt pour savoir si lancer rapidement une plate-forme avant que Google, Apple ou Amazon n'acquièrent une position inattaquable, cela doit sans doute servir de double avertissement au secteur français.

D'une part, les libraires doivent, et très rapidement, montrer qu'ils sont capables de porter leurs compétences en matière de vente de livre au domaine numérique. Je pense pour ma part qu'un avis estampillé « Julia M., libraire à Ombres Blanches » aura plus de poids auprès des lecteurs potentiels qu'un avis signé seulement « Julia M. ». Les bons libraires ont une connaissance de l'offre et du fonds qui leur donne une capacité de prescription dont on voit mal pourquoi elle ne serait pas transposable, et monnayable, dans le domaine du livre numérique.

D'autre part, les éditeurs doivent être conscients que s'ils décident de se lancer seuls dans l'aventure de la plate-forme en ligne, il leur faudra apprendre très vite à se servir des outils de recueil et d'analyse d'information nécessaires à la vente en ligne. Ce qui n'est pas une mince affaire.