D'où viennent ces données ?

Les chiffres donnés proviennent des séries de la Comptabilité nationale de l'INSEE, dans la base 1995 rétropolée jusqu'en 1960. La base actuelle est la base 2000, mais les chiffres n'étaient pas disponibles au moment de mon DEA, et les différences devraient être minimes pour les biens concernés. Pour les livres, le SNE fournit le chiffre d'affaires hors taxes des éditeurs auquel est appliqué une clef de répartition (fournie par le SNE) pour passer aux dépenses TTC des ménages. Les chiffres concernant les disques sont construits de la même manière.

Il ne s'agit donc de chiffres qu'en volume, qui ne reflètent pas toute la réalité des biens vendus. Il est clair que la musique enregistrée du début des années 1960 n'est pas la même que celle du début des années 2000 : du vinyle, on est passé à la bande magnétique, puis au CD en enfin aux supports magnéto-optiques. Il manque donc un indicateur, qui serait la quantité de musique par euro dépensé. C'est précisément ce que tente de capturer l'indice des prix, qui tient compte de cette évolution technologique.

Pour les livres, le phénomène est sans doute moins important, quoique la période ait vu la montée en puissance du livre de poche, y compris pour des éditions originales, puis des éditions à très faible prix de textes tombés dans le domaine public. En outre, les éditeurs ont assez nettement diversifié leur gamme avec plus de formats intermédiaires entre le livre de poche classique et le beau livre. Pour le coup, je doute que l'indice de prix, un outil assez grossier, parvienne à capturer ces évolutions.

Quelques graphiques descriptifs

Consommation et dépenses

Premier élément intéressant : sur toutes la périodes, les dépenses des ménages en livres sont plus importantes que celles de musique enregistrée. Ce constant sur les valeurs s'explique sans doute par l'existence d'une part d'achats de livres contraints (livres scolaires, par exemple), et d'autre part la musique enregistrée ne constitue qu'une partie de la consommation de musique. Je n'ai en revanche pas d'explication nette concernant la baisse des achats aux alentours de 1995.

Sur ce graphique, l'augmentation de la consommation des ménages, dont le rythme est similaire à celui des dépenses en livres et en disques, suggère l'existence d'un effet-revenu qui pousse mécaniquement ce type de dépenses à la hausse.

Part de la consommation

La part des livres dans la consommation des ménages donne une image assez différente. En effet, après une croissance dans les années 1960 (probablement prolongeant une tendance longue), la part des livres dans la consommation stagne, puis diminue au début des années 1990 pour se stabiliser à un niveau comparable à celui du milieu des années 1960 (0,36% de la consommation). La baisse observée en 1995 sur les volumes a donc probablement partie liée avec la baisse en part du revenu. Intuitivement, j'aurais envie de voir là un effet de substitution, cette période correspondant à l'avènement dans les foyers de la micro-informatique.

Indices des prix

A priori, on s'attend à observer plusieurs choses sur ce graphique : la fin des « prix conseillés » en 1979, l'introduction du prix unique en 1981, la baisse de la TVA à 5,5% du 1er janvier 1989, et pour les disques la baisse de la TVA au 1er décembre 1987. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est cette dernière mesure a eu des effets très clairs. Si on regarde précisément les chiffres, la baisse de la TVA a été intégralement répercutée sur les prix de détail. Inversement, on peine à voir un effet de la même mesure en 1989 pour les livres. Je ne sais pas si le léger infléchissement de la croissance de l'indice peut être attribué à cette mesure, où si elle a essentiellement servi à rétablir les marges du secteur.

Reste l'effet du prix unique du livre. Assez clairement, le prix des livres se met à croître plus vite que l'indice général des prix à partir de 1981. Autant la littérature économique me donne confiance dans l'idée qu'une mesure de ce type a pratiquement toujours pour effet d'augmenter les prix, autant en l'espèce, je ne peux pas aller au-delà de la corrélation. Pour établir une causalité, il faudrait regarder dans le détail des dépenses des ménages et des ventes par type d'ouvrage (des séries sur les prix d'une gamme standardisée de livres, par exemple les livres de poche, les manuels universitaires, les BD ou les romans de la rentrée littéraire aideraient bien) pour établir clairement un effet causal. C'est d'autant plus rageant qu'on avait là une intéressante expérience naturelle, et qu'un dispositif d'évaluation était prévu dans la loi... Dispositif d'évaluation trop vite oublié du fait du consensus au sein de la filière en faveur de la mesure (et alors même que les éléments apportés par François Ecalle auraient dû faire réfléchir).

Prix relatifs

Bon, il faut bien avouer que si on ramène cela à une variation de prix relatifs par rapport à l'indice des prix, il est difficile de se défendre de l'idée qu'il y a eu une conjugaison entre une augmentation tendancielle (assez logique, maladie de Baumol oblige) et un effet de la loi sur le prix unique du livre. Sur ce graphique pourtant, la baisse vertigineuse du prix de la musique enregistrée (baisse que je soupçonne d'être essentiellement due aux ajustements faits pour tenir compte de l'évolution technologique) réduit l'ampleur apparente de la hausse du prix des livres.

Prix relatifs et consommation

Les deux derniers graphiques sont plus difficiles à commenter, dans la mesure où les évolutions vraiment intéressantes ont lieu dans les années récentes (à partir de 90 en gros), où les dépenses semblent se mettre à être plus sensibles aux variations des prix. Il faut garder à l'esprit qu'il s'agit de séries temporelles à dimension macro-économique. Il faut donc tenir compte de l'élévation générale des revenus jusque dans les années 1990, ainsi que de l'importance du taux d'inflation, facteurs qui réduisent les effets d'une hausse du prix relatif à la fois par hausse mécanique de la consommation des biens supérieurs, et par biais cognitif. De ce point de vue, il n'est pas étonnant que la décennie de stagnation des revenus que furent les années 1990 soit également le moment où semble apparaître une plus forte dépendance aux prix. Comme me l'a fait remarquer un lecteur, il faudrait pouvoir poursuivre l'exercice avec des données plus récentes.

Le problème du prix

La difficulté fondamentale de l'exercice est en fait de savoir si le prix des biens culturels a un effet important sur leur demande. En effet, les estimations d'élasticité-prix dans le domaine des livres varient assez nettement, et si la demande des titres individuels semble assez sensible (références sur demande), celle de la consommation de livres dans leur ensemble est plus discutable. En outre, le discours dominant dans la littérature francophone sur le sujet est que le prix n'est pas un facteur important dans la demande de livres. D'une part, l'achat de livres est réputé être un achat d'impulsion, par nature peu sensible au prix. J'avoue me méfier un peu de cet argument qui, même s'il est juste, sert trop les intérêt des libraires (qui l'utilisent pour dire que s'ils n'étaient pas là, ces achats disparaîtraient) pour que j'y voie un appui solide. D'autre part, les effets d'addiction ou inversement de substitution sont réputés jouer un plus grand rôle que le prix. Dans la même veine, F. van der Ploeg construit un modèle où l'essentiel du coût d'un livre est le coût d'opportunité du temps passé à le lire. Là encore, pourquoi, pas, mais je dois avouer qu'à titre personnel, l'ubiquité et la fractionnabilité de la lecture me semblent limiter la portée de cet effet.

Plus fondamentalement, je crois qu'il existe dans le domaine culturel un malaise à parler du prix des biens, de même qu'il existe un malaise à parler de profits ou de tout autre élément pouvant accréditer l'idée que les biens et services culturels sont, par certains aspects au moins, des biens et services comme les autres. Cela ne simplifie pas la tâche de ceux qui cherchent à évaluer les régulation à l'aide d'outils fondés, comme ici, sur les prix et les quantités. Ceci dit, il est effectivement possible que le prix joue effectivement un rôle faible dans l'explication de la demande de livres. Mais j'aimerais trouver un peu plus d'études économétriques pour m'en convaincre.

Sur ce, je retourne à mes modèles, et à ma nouvelle édition du Rouet. Ah, oui, et il faudra aussi que je vous parle de Sexe, drogue et ... économie.