Les spécificités du secteur cinématographique

La première section rappelle les spécificités du cinéma en tant que bien culturel.

La première est qu'il s'agit, pour tous les acteurs, d'une industrie de coûts fixes : l'ensemble des coûts de production d'un film sont déjà dépensés, et irrécupérables, quand le film arrive sur les écrans. De même, l'équipement d'une salle et la location des locaux sont dépensés avant l'entrée du premier spectateur, l'entretient ne représentant qu'une faible partie des coûts totaux. Le rapport présente ce trait comme caractéristique pour tous les acteurs de la chaîne. J'ai envie de dire que ce n'est pas tout-à-fait vrai. En effet, si au niveau de la production du film lui-même et de l'essentiel de la promotion, tout est dépensé avant même l'arrivée en salle, il n'en va pas tout-à-fait de même en ce qui concerne l'exploitation. Face à un film qui ne fait pas recette, l'exploitant d'une salle a toujours la ressource d'en arrêter la projection et d'en essayer un autre. Comme il faut en général quelques semaines pour pouvoir évaluer le succès ou l'échec d'un film, le choix de garder un tel film en projection représente pour la salle un coût d'opportunité qui n'est peut-être pas négligeable. De ce fait, le contrôle de la salle sur sa propre programmation devient un facteur très important dans la structure des coûts. Nous y reviendrons, puisqu'il s'agit d'un des éléments que le rapport propose comme piste de régulation.

Le second élément caractéristique est le motley crew, le fait que la filière du film rassemble des agents ayant une activité de nature artistique et des agents aux préoccupations purement commerciales. La rencontre des deux n'est jamais aisée, surtout dans un cadre ou les premiers bénéficient d'un a priori favorable de la part des instances de régulation, tandis que les second détiennent l'essentiel du pouvoir de décision financier.

Le troisième, et sans doute plus important élément, est l'extrême incertitude quant à la réussite ou l'échec d'un film. Le budget, le sujet, la présence de stars fournissent un indicateur sur les recettes minimales qu'on peut espérer, mais ce minimum est pratiquement toujours très, très en deçà du seuil de rentabilité. De plus, l'information est à chaque fois reçue par le bout de la chaîne, par le dernier acteur impliqué. Cela induit une certaine organisation du transfert des droits de décision, organisation qui, on va le voir, n'est pas familière pour le régime de propriété intellectuelle à la française.

Ici, il faut sans doute ajouter un point au rapport. Le rapport rappelle que face à une telle incertitude, la diversification des risques constitue une bonne stratégie : distribuer et projeter de nombreux films, afin que les succès compensent les échecs. Or, Arthur De Vany, dans le chapitre du Handbook of the Economics of the Art and Culture cherche à démontrer que les résultats des films, tant en termes d'audience que de profit, suivent une famille particulière de loi statistique, celles des lois stables. Or, ces lois ont deux propriétés très importantes. L'une est l'autosimilarité, c'est-à-dire que la forme de la loi sera à peu près la même pour un film à petit budget qu'un film à gros budget (l'un n'est pas moins risqué, au sens statistique que l'autre, le gros budget permet seulement de plus gros gains ou de plus grosses pertes). L'autre est une très grande asymétrie, c'est-à-dire que certains évènements (un demi-flop) sont beaucoup plus probables que d'autres, mais comme il s'agit également de lois à « longue traîne », on assisté aussi régulièrement à l'occurrence d'évènements extrêmes (Titanic, Bienvenue chez les Cht'is), et c'est même sur ces évènements extrêmes que se fait l'intégralité des profits du secteur.

Quelles conséquences pour ce qui nous intéresse ? La conséquence essentielle de ce type de distribution est que la capacité à se prémunir contre le risque est très inégalement répartie : les exploitants (pour qui tous les films ont le même coût) peuvent le faire en diversifiant simplement leur programmation, c'est déjà plus difficile pour les distributeurs (du fait des coûts de promotion), et très difficile pour les producteurs. De ce fait, on peut vouloir que la structure des contrats répartisse une partie de ce risque sur l'ensemble de la chaîne. En outre, cela peut contribuer à explique pourquoi les distributeurs français ne voient pas beaucoup d'intérêt constituer des groupes importants munis de vastes portefeuilles de films.

Structure du marché et mécanismes de concurrence

Dans un marché verticalement segmenté, la première chose à faire est d'identifier l'étage disposant de la ressource la plus limitée, et qui constitue un goulot d'étranglement. En l'occurrence, le rapport précise très rapidement qu'actuellement, ce sont les exploitants (salles de cinéma) qui sont en position de force face au grand nombre de films cherchant des écrans où être projetés. En l'état, les instrument actuels de la concurrence semblent suffisants pour éviter les abus de position dominante sans pour autant priver les différents acteurs de leurs levier d'action (promotion et contrôle du calendrier de sortie pour les distributeurs, nombre d'écrans, durée de projection et prix des places pour les exploitants).

De mon point de vue, les ennuis commencent à la page 14 du rapport, quand on commence à parler de politique culturelle. En effet, la section 1.2.2 a pour objectif de montrer que la concurrence conduit à une situation jugé sous-optimale du point de vue de la politique culturelle. Pourquoi pas, mais encore faudrait-il que les objectifs en question soient clairement posés et interrogés. En effet,

Diversité de l'offre, accès de la population à un cinéma de qualité, soutien à une production nationale ou européenne

ne constituent pas pour moi des objectifs clairs, faute d'une définition un minimum consensuelle de ce que sont « diversité » et la « qualité ». Dans cet impensé réside à mon sens le premier abandon du régulateur au secteur qu'il est censé réguler. Cette capture du régulateur se confirme d'ailleurs au paragraphe suivant, qui dit que :

Puisque les préférences des spectateurs se portent principalement sur des films de divertissement, le libre jeu de la concurrence, qui vise avant tout à la satisfaction des besoins des consommateurs, privilégiera ces films. La sélection opérée par le marché ne peut donc pas garantir une production diversifiée et de qualité.

Ce paragraphe détonne à plusieurs titres. D'une part, l'expression du phénomène, avec le buzzword libre jeu de la concurrence, est tellement maladroite que j'ai nettement l'impression qu'un non-économiste a pris la plume. Impression corroborée par plusieurs erreurs cumulatives dans cette phrase. La première est la pétition de principe consistant à dire que le public ne va pas voir des films de qualité. Peut-être est-ce vrai, mais pour cela il faut une définition de qualité. Dans ce contexte, j'ai bien l'impression que l'auteur de ces lignes ne fait que reprendre à son compte l'opinion répandue dans les milieux culturels, qui est qu'un film de qualité est nécessairement boudé par le public. Seconde erreur, la satisfaction des consommateurs n'implique en rien une concentration sur les films les plus grand public s'il existe assez de salles, et surtout s'il existe effectivement un public pour les films marginaux. Et là, on arrive à un troisième saut logique : le fait que des films marginaux soient programmés ne signifie en rien que le public va aller les voir. L'inférence finale n'est donc en fait qu'une pétition de principe, d'autant plus fausse qu'elle passe subrepticement de l'exploitation à la production, qui sont deux activités différentes.

Commence à ce moment-là, et dans toute la suite de la section, une opération de rent-seeking, entonnant un hymne aux « petits » et aux « indépendants », présentés comme derniers remparts de la diversité culturelle face aux Méchants grands groupes. Manifestement, pour l'auteur de ce rapport, seul le gérant de petite salle est capable de fournir une programmation de qualité. Apparemment, l'existence des Mk2 semble lui avoir complètement échappé. C'est d'autant plus énorme que la revendication est double : d'une part des subvention pour le service culturel fourni, et d'autre part l'accès à ce qui est pudiquement appelé « les films porteurs » (lire les films dont on n'a cessé de dire qu'ils n'avaient aucune valeur culturelle dans les paragraphes précédents). Autant dire le beurre, l'argent du beurre, et le sourire du régulateur.

Régulation sectorielle : enrichir les règles de la concurrence

Pour cette partie, c'est un juriste un peu plus honnête qui prend la plume. Cette section est très intéressante, dans la mesure où elle montre les contraintes pesant sur les possibilités de régulation, essentiellement du fait accords européens. Je voudrais en souligner deux passages. L'un, p. 21, exprime l'idée selon laquelle la régulation du marché du cinéma en France n'a pas d'impact sur les marchés des autres pays. Là encore, pourquoi pas, mais cela ne me semble pas évident. Ainsi, Tyler Cowen attribuait au système français de soutien à la production la faiblesse du dynamisme du cinéma européen, les réalisateurs des autres pays ne disposant pas de tels avantages. Le second passage, même page, remarque que si une réglementation tarifaire est mise en place, les membres de l'organisme fixant cette tarification ne doivent pas être des représentants des entre prises concernées, ou que l'administration doit avoir la décision finale, et se décider uniquement en fonction de l'intérêt général, et pas de celui des seules entreprises du secteur. C'est intéressant, car plus loin, on apprend que le mode de répartition des revenus est fixé par... le CNC. Étonnant, non ?

Modalités de régulation sectorielle

Dans cette section, le rapport considère les différents modes de régulation des relations.

Le premier mode envisagé est celui de l'autorégulation, favorisée par le médiateur du cinéma. À mes oreilles, « autorégulation » tel qu'employé dans ce rapport sonne étrangement comme « collusion », puisqu'il s'agit systématiquement de défendre l'autorisation pour le cinéma d'accord proscrits dans les autres branches.

La grande idée de cette partie est de sortir de ce que l'auteur appelle « la loi de la jungle » (entendre : la Méchante Concurrence) en mettant en place des contrats écrits (normalement obligatoires, mais en pratique peu utilisés). Cela me semble une mauvaise idée pour deux raisons. D'abord, parce que dans une situation d'incertitude sur la réussite d'un film, mieux vaut laisser le pouvoir de décision au mieux informé, qui est le dernier dans la chaîne. C'est lui le premier qui va se rendre compte que le film ne marche pas, et donc il est bel et bon de lui laisser la possibilité de le retirer. Or, ce que propose le rapport, c'est justement de fixer par contrat des clauses restreignant ce pouvoir de décision. Cela pourrait avoir un sens si l'autre contractant (le distributeur) avait une meilleure information sur le potentiel du film que l'exploitant. D'après le discours même des parties concernées, ce n'est pas le cas, et le nobody knows domine. Ensuite, c'est une mauvaise idée car ces contrats sont typiquement ce qui peut faciliter une collusion sectorielle en permettant à chaque acteur de s'engager à respecter des engagements de nature collusive.

Un bon point pour la partie sur le soutien financier cependant, qui suggère que les aides fassent l'objet d'un audit, le système actuel conduisant au saupoudrage des crédits. C'est le moins que l'on puisse faire, et l'exclusion de ce système du champ du rapport me paraît assez symptomatique d'un refus de penser le problème dans son ensemble.

Enfin, on peut noter les contradictions dans la partie portant sur les autorisations d'ouverture des multiplexes, expliquant à la fois que ce régime d'autorisation n'est pas soutenable au regard du droit européen mais qu'il faut quand même empêcher les Grands Méchants Multiplexes d'ouvrir des salles, en oubliant au passage que le fait qu'il n'y avait pas assez d'écrans était un point essentiel de la première partie de l'analyse.

Conclusion de la première partie

Comme on fait assez facilement la part de la poursuite d'intérêts particuliers (lle manque de cohérence logique est un bon indicateur), la première partie est intéressante pour l'analyse économique et juridique qu'elle fait du secteur. Comme je l'ai dit plus tôt, on pourrait vouloir une analyse plus poussée, mettant plus en évidences les effets de la régulation de l'exploitation et de la distribution sur la production elle-même, mais je ne pense pas qu'on puisse en tenir rigueur aux auteurs de ce rapport, qui se sont sans doute heurtés à une contrainte de temps, de délimitation de leur mission ainsi qu'à la réticence du secteur de la production de faire l'objet d'une analyse en d'autres termes que purement artistiques.

La lecture des passages de rent-seeking eux-mêmes est également révélatrice de la défiance du secteur à l'égard de la concurrence, et du souverain mépris dans lequel est tenu le public, qui manifestement n'a pas son mot à dire sur ce le type de cinéma qu'il voudrait voir ni sur ce qu'est un film de qualité.

À la fin de cette section, j'en retire qu'il y a probablement des problèmes récurrents de position dominante, mais il ne m'apparaît pas clairement qu'une régulation de la concurrence elle-même soit souhaitable, dans la mesure où les instruments suggérés sont assez distorsifs et systématiquement défavorables au spectateur moyen, et où si l'équilibre de la programmation n'est pas celui que le régulateur souhaite, il a également la possibilité, à peine évoquer, d'opérer lui-même des salles qui n'auraient pas de contraintes les obligeant à passer ces fameux films qui font des entrées mais sans intérêt culturel. Constatant le poids de lobby des salles « art et essai » dans ce rapport, cela ne m'étonne guère que cette intervention directe du régulateur ne soit pas évoquée.