Il y a du boulot
Je découvre avec ma foi pas mal de stupéfaction chez l'Énervé de Service, dont j'apprécie beaucoup les posts sur le système universitaire, une surprenante inculture économique. Son dernier billet constitue d'ailleurs un assez bon florilège des imbécilités caractéristiques des scientifiques qui se croient des compétences en économie du seul fait de leur formation et de quelques lectures de qualité douteuse.
Commençons par le commencement. L'Énervé me rappelle que :
Premièrement, la première ressource énergétique de la révolution industrielle n'est pas le pétrole, mais le charbon.
Effectivement. C'est bien pour cela que j'avais fait l'effort de préciser qu'il s'agissait de la base de la seconde révolution industrielle. Je sais que le drame des économistes est qu'on ne lit qu'un mot sur deux, mais là, c'est quand même un peu fort. Suit un long raisonnement qui pêche en de nombreux endroits.
D'abord, L'Énervé fait l'erreur commune des chercheurs de formation scientifique qui se penchent sur le problème : en supposant que nous continuions de consommer au même rythme. Ce que nous montrent les dix dernières années, c'est précisément qu'on ne peut pas faire cette hypothèse, même comme hypothèse médiane entre la diminution de la consommation en Europe (n'en déplaise à l'Énervé, je ne suis pas sûr qu'un gros 4x4 consomme plus qu'une vieille 4ch) et l'augmentation de la consommation dans les pays émergents.
Ensuite, l'Énervé a manifestement oublié qu'il manipulait des données historiques, et donc que raisonner sur « ce qui se serait passé si la dérivée était restée la même » n'est qu'une aimable expérience de pensée qui néglige tous les mécanismes qui sont justement du domaine de l'économie, et qui font que ce genre de grandeurs sont endogènes au système. Je passe sur le renversement des politiques publiques de transport, qui se sont justement renversées dans les années 1980, ou sur les sommes engagées par les « insouciantes » compagnies pétrolières dans les moteurs plus sobres (le marathon shell, ça vous dit quelque chose ?) et dans les formes d'énergie alternatives.
Enfin, l'Énervé réitère son manque de mémoire historique dans la conclusion : le peu d'attention porté à la facture énergétique a certes un prix, élevé, je n'en disconviens pas, mais a aussi servi à acheter quelque chose : la sortie de la pauvreté et de la malnutrition de plus de la moitié de l'humanité, en permettant le développement de l'Inde et de la Chine. Était-ce vraiment si stupide de préférer sauver des vies maintenant en se disant qu'on serait en meilleure position plus tard pour réparer les dégâts ?
Malheureusement, à nouveau, le billet de l'Énervé s'enfonce à partir de là. Je passe sur la conception de café du commerce du système financier, pour m'amuser de la comparaison entre la crise des subprimes et la bulle Internet, le discours sur les conséquences catastrophiques de la seconde (menace de récession mondiale, fin du capitalisme financier et de la civilisation occidentale) ressemblant étrangement à ce qu'on entend à propos de la première. Je m'amuse, mais un peu moins, de l'accusation de bas étage qui voudrait que les économistes oublient que derrière les chiffres, il y a des gens, venant de quelqu'un qui dans le même temps oublie que derrière l'augmentation de la consommation de pétrole, il y a des centaines de millions de gens qui ont enfin pu manger à peu près à leur faim.
Enfin, l'Énervé m'oppose deux, hum, références. D'une part Jacques Sapir et d'autre part Joseph Stiglitz. Bien essayé, mais non. Sapir a depuis longtemps franchit le mur du çon (voir ici pour le bonnet d'âne bien mérité), et le Nobel (oui, je sais, Prix de la banque de Suède, tout ça) semble avoir et des effets délétères sur les capacités intellectuelles de Stiglitz, qui semble s'être imaginé que cela lui donnait compétence pour parler de n'importe quoi hors du domaine de ses recherches. Donc à l'Énervé : vous vous êtes forgé une petite idée du problème, mais sur la base de lectures fausses. Et pour quelqu'un de votre intelligence, c'est bien dommage.
Puisque nous en sommes sur le ton de la dénonciation des âneries, j'aimerais faire remarquer que les solutions passant par des mécanismes de marché ont un avantage sur celles que j'ai pu entendre venant de nombreux autres côtés : elles sont implémentables sans avoir à supposer la mise en place d'une dictature mondiale toute-puissante et omnisciente.
Publié le lundi, juin 30 2008, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
lundi, juin 30 2008
14:23
Bravo pour votre dernier paragraphe.
— Claudelundi, juin 30 2008
23:15
Sinon, l'idée du marché comme optimisation locale exprimée par l'énervé me plaît beaucoup. Vous en pensez-quoi ?
— Tom Roud"Puisque nous en sommes sur le ton de la dénonciation des âneries, j'aimerais faire remarquer que les solutions passant par des mécanismes de marché ont un avantage sur celles que j'ai pu entendre venant de nombreux autres côtés : elles sont implémentables sans avoir à supposer la mise en place d'une dictature mondiale toute-puissante et omnisciente."
Bon, il ne faut peut être pas exagérer quand même. Il y a quand même un monde entre le libéralisme total et les dictatures omniscientes toute-puissantes. Pour utiliser régulièrement le train et la poste américaine, on se dit qu'un service public tout-puissant et omniscient, ça a parfois du bon.
mardi, juillet 1 2008
06:36
Cher Tom,
— EnerveMerci pour cette réponse détaillée. Je regrette simplement que vous ne l'ayez pas faite sur mon blog. D'un autre côté, il est un peu normal que je vous rende la politesse en visitant le vôtre - pas toujours aux mêmes de se déplacer.
Je souhaiterais simplement préciser que vous avez mal interprété mon raisonnement sur le calcul de l'autonomie et l'argument "en supposant que l'on continue au même rythme"; mais on ne va pas disserter indéfiniment sur l'utilisation des dérivées et des intégrales. Vous faites également une confusion délibérée entre les compagnies pétrolières et l'économie de marché. Quant au marathon Shell, enfin, soyons sérieux...
A mon tour de vous accuser de raisonnement spécieux: vous prétendez que l'économie du pétrole a permis de sortir nombre de pays de la pauvreté. Sans doute, mais n'importe quel autre type d'économie - fondé sur le commerce d'une autre ressource que le pétrole - n'aurait-il pas aussi permis cela? Vous attribuez me semble-t-il un peu vite au commerce de cette énergie des mérites qu'il n'a pas.
Vous n'aimez peut-être pas Sapir, mais il a en tout cas un grand mérite par rapport aux autres auteurs que j'ai lus: dans son bouquin, il énonce clairement ce que devrait être une discipline scientifique, avec notamment un aspect de *validation* des modèles. Or ce que je constate dans le discours économique dominant, c'est que cet aspect est délibérément occulté.
Quant à l'allusion à la dictature mondiale, j'apprécie. Là aussi, vous utilisez un argument spécieux, du style: "Ah, vous pensez qu'il faut des règles; alors vous êtes pour la dictature, c'est ça?" Transposez ce type de discours à la politique des banlieues, des heures sup ou du prix du jambon et vous obtiendrez un discours digne du Nabot de l'Elysée. Je vois que vous avez lu attentivement "L'art d'avoir toujours raison", de Schopenauer. Mais ça ne marche que si vous avez en face de vous quelqu'un qui ne l'a pas lu!
Enfin, il va falloir que vous m'expliquiez une chose. Comment expliquez-vous que le monde aille si mal alors qu'il regorge d'autant d'économistes aussi brillants? Si vous étiez vraiment aussi bons que ça, il n'y aurait qu'à vous faire confiance et tout irait bien. Je vais même plus loin: il n'y a de recherche que quand il y a quelque chose à étudier, donc quand il y a un problème à résoudre. Si tout va si bien que ça dans l'économie de marché, il n'y absolument plus besoin de recherche en économie. On devrait fermer toutes les filières de Master et d'Ecoles doctorales en économie.
Puisque vous êtes un partisan de l'efficacité financière, vous serez forcément d'accord avec moi?
mardi, juillet 1 2008
07:38
L'enervé, vous vous entêtez à dire des bêtises au lieu de chercher à comprendre ce que veut dire Mathieu P. Mathieu n'a jamais dit qu'il ne fallait aucune règle (vous confondez économie de marché et anarcho-capitalisme), et il n'a jamais dit que l'économie de marché était un système parfait. Par ailleurs (et de manière très générale) on peut étudier un objet sans forcément avoir pour projet de le transformer (un biologiste n'est pas forcément un médecin ou un agronome). Ensuite, le monde va certes très mal, mais à bien des égards il va moins mal qu'avant. Quant au pétrole, il peut faire sortir de la pauvreté les pays producteurs, mais également les pays consommateurs : c'est une source d'énergie très pratique et difficilement remplaçable dans de nombreux domaines (et c'est précisément pour ça que son prix augmente). Mathieu P. ne parlait pas (ou pas seulement) du "commerce de cette énergie", mais de l'énergie elle-même, ce qu'elle permet dans l'agriculture, dans les transports, dans l'industrie chimique, dans la production d'électricité...
— Pierre S.J'ai l'impression que vous mettez dans le même sac économie de marché, marchés financiers, capitalisme, libéralisme, néo-libéralisme, ultra-libéralisme... Ce sont des concepts très différents. Le marché, ce n'est rien d'autre qu'un mécanisme décentralisé d'allocation des ressources. L'alternative au marché, c'est la planification centralisée. Or, vu ce que vous dites sur votre blog de la bureaucratie, ce n'est probablement pas ce que vous prônez.
Sur l'économie de marché, je vous recommande la lecture de ce billet : econoclaste.org.free.fr/d...
Pour savoir quoi lire :
- econoclaste.org.free.fr/d...
- econoclaste.org.free.fr/d...
mardi, juillet 1 2008
15:53
"
— Tom RoudC'est possible, si on a une bonne définition de « locale ». Si on veut faire une optimisation pour un ensemble d'acteurs, il faut avoir une bonne idée de ce qu'est le taux d'actualisation de ces différents acteurs. "
Rhaaaa, on dirait une réponse de biologiste ;) .
Pour la définition de local, c'est assez simple, même en économie : on regarde juste l'espace multidimensionnel des prix, cours, etc.. tous les indicateurs économiques. C'est assez facile de définir la localité :on fait juste une distance euclidienne.
La question que je me pose, c'est si les mécanismes du marché (whatever les différents taux d'actualisation) vont suivre la ligne de plus grande pente. Dans ce cas, le minimum trouvé est assez indépendant des différents taux d'actualisation (qui vont juste jouer sur la vitesse de convergence, mais pas sur la nature du minimum trouvé).
C'est une question assez cruciale d'un point de vue physique, car c'est très clair que quand un système est frustré et multidimensionnel, il peut y avoir énormément de minimas locaux. Je ne sais pas si c'est le cas en économie, mais alors il faut bien reconnaître que l'argument d'optimalité ne tient pas la route (même si l'argument de la réalisation pratique est valable). Je suis sûr que quelqu'un a étudié cela...
mercredi, juillet 2 2008
15:19
"Il y a eu une littérature importante sur les équilibres multiples et les phénomènes dits « catastrophiques » faisant passer d'un optimim global localement stable à un optimum local moins désirable, mais plus stable (donc difficile d'en sortir). Je ne sais pas à quelle conclusion est parvenue cette littérature."
— Tom RoudExcellent ! Je ne savais pas du tout ! Il y a quelques années, un papier est sorti dans Nature sur un phénomène similaire dans l'évolution, cela s'appelait "survival of the flattest" (à la place de "survival of the fittest").
mercredi, juillet 2 2008
15:21
PS : vous auriez une référence accessible et simple (pour un physicien théoricien) sur ce phénomène ?
— Tom Roud