Avant de commencer, je ne peux résister à l'envie perfide de souligner l'amateurisme de la typographie du rapport, en particulier de son sommaire (titres soulignés et en petites capitales - non accentuées, il ne faut pas trop en demander) et de ses titres. Le formatage par défaut de Word est ignoble, mais a un avantage : il signale très clairement les personnes qui n'ont pas encore compris qu'utiliser un logiciel, ça s'apprend.

Composition de la commission

Commenter la composition de la commission est un exercice périlleux. Je vais donc essayer d'aller au plus court. Le choix de Denis Olivennes, dont on connaît les positions tranchées en la matière, revient à anticiper les conclusions du rapport. J'ai peut-être eu tort de lui jeter si vite la pierre, ceci dit. En effet, la lettre de mission elle-même part du principe que le téléchargement illégal pose un grave problème (assertion répandue, mais qui reste à prouver), et lui demande de donner les bases d'un accord pour la mise en place d'une offre légale attractive et la dissuasion du téléchargement illégal. Il est cependant significatif que dans l'équilibre du rapport, l'ordre (et l'importance donnée) des deux éléments ait été interverti.

Pour l'assister, on trouve Olivier Bomsel, professeur à l'École des Mines de Paris dans le cadre du Cerna (Centre d'économie industrielle). À lire son CV, j'ai du mal à savoir de quoi il retourne. Olivier Bomsel publie certainement beaucoup en quantité, mais peu dans des revues internationales à comité de lecture, et pas dans les revues de premier plan en économie industrielle, où pourtant ses thèmes de recherche sont à la mode. Il va falloir que je me plonge un jour dans ses travaux, dont les thèmes m'intéressent pour pouvoir en juger. Il est en outre actif sur les marchés concernés en tant que producteur de cinéma et de télévision. Je dois bien dire que ce dernier élément m'inspire quelques réserves.

On trouve également une Conseillère d'État, Isabelle Falque-Pierrotin, et Pascal Faure, vice-président du Conseil général des Technologies de l'Information, un organe du Ministère des finances et de l'industrie, sur lesquels je n'ai rien d'utile à dire.

Introduction

J'ai cru comprendre que pour ce type de rapport, l'introduction avait la réputation d'être la seule partie lue par le destinataire. Il est donc intéressant de la lire avec attention.

Le destinataire a dû d'ailleurs apprécier : le premier paragraphe reprend pratiquement mot pour mot la lettre de mission. Cette technique est connue de tous les étudiants du monde voulant s'attirer les bonnes grâces de leur enseignant, qui trouve une telle accroche excellent (logique, puisque c'est l'enseignant lui-même qui en a eu l'idée). Je passe sur le blabla du second paragraphe pour m'intéresser à la suite, qui enchaîne un constat vrai, les restrictions liées au DRM restreignent l'intérêt du téléchargement légal, et un enchaînement de pétitions de principe.

Détaillons : le téléchargement illégal détruit de la valeur (ce n'est pas ce à quoi conclut cette étude qui malgré son retentissement, a dû échapper aux membres de la commission); cette destruction affaiblit la rémunération des créateurs, le financement de la production, l'efficacité économique de la distribution et la diversité culturelle, donc l'identité de la France et de l'Europe sic. Pour moi, cette inflation verbale souligne fort à propos la faiblesse d'un enchaînement de propositions qui part aussi vite dans le décor. En effet, si une chose est sûre sur le téléchargement illégal, c'est qu'il se concentre très majoritairement sur les biens qui font par ailleurs le plus de vente. Les créateurs dont la rémunération est ainsi menacée sont donc d'abord ceux qui reçoivent par ailleurs le plus de droits. Ayant du mal à pleurer sur la perte de revenus de Michel Sardou, je remarque que l'argument de baisse de la diversité culturelle en est nettement affaibli, puisque la myriade d'artistes à faibles vente, peu concernés par le piratage, font plus pour la diversité que les quelques artistes-millionnaires. L'argument de l'efficacité économique de la distribution est lui aussi audacieux : le coût marginal de la distribution d'un morceau de musique étant nul, l'efficacité économique voudrait que le prix de la distribution (je n'ai pas dit du bien) soit lui aussi nul. Reste le plat de résistance, la production, qui finalement est le maillon de la chaîne dont les intérêts sont les plus menacés. Pourquoi ce long recadrage ? Parce qu'il va certainement aider à comprendre les enjeux des recommandations qui suivent, en particulier l'inversion qui est faite, dès la fin de l'introduction, entre les priorités accordées au téléchargement légal et à la lutte contre le téléchargement illégal.

Le piratage numérique en France

Cette partie a pour objectif de faire l'état des lieux du téléchargement illégal en France. Manifestement, les membres de la commission n'étaient pas très attentifs quand on leur a expliqué comment le téléchargement illégal fonctionnait. En effet, on y lit que la plupart des utilisateurs ne font que télécharger, et ne mettent rien à disposition. Cette assertion a une génération de retard sur les logiciel de P2P. Actuellement, le volume de donwload possible dépend de ce que la personne propose en upload, évitant justement un tel problème de passager clandestin massif. Là où je rigole franchement, c'est quand je lis, à la suite d'un paragraphe consacré à l'incontournable (et mort) Napster que

ces supports de la distribution d'offre illégale sur le réseau tendent à diminuer au profit des mises à disposition, tels les newsgroup et les systèmes usenet (p.6)

Rappel : Usenet est un ensemble de newsgroups, et son utilisation pour l'échange de fichiers date de bien avant Napster. Que ces puissants esprits n'en découvrent l'existence qu'aujourd'hui est éclairant sur le degré d'incompétence en la matière.

Cela n'était cependant qu'une aimable mise en bouche. Le paragraphe suivant, « Le piratage a des effets économiques négatifs » me semblait être croustillant. Que nenni ! Ce paragraphe-croupion (9 lignes sur un problème qui est tout sauf résolu) se contente noter la diminution du chiffre d'affaire des maisons de disque. L'auteur du rapport n'a même pas le courage d'affirmer qu'une telle baisse est dûe au téléchargement illégal : la déduction est laissée en exercice au lecteur, et a l'avantage de laisser de côté des explications alternatives, dont la moins intéressante n'est pas leur simple incapacité à servir autre chose que de la soupe à la sauce Star'Ac.

On arrive alors aux outils devant permettre de désinciter au piratage numérique. Là, il faut aller dans les « Considérations techniques » de l'annexe pour savoir de quoi il retourne. Le rapport préconise la mise en place des technologies suivantes :

  • Le filtrage d'IP, de port ou de protocole sont envisagés. Le problème est que tout filtrage de ce type est trivialement contournable. En outre, de tels filtrages pèseraient sur les usages légitimes. Pas possible
  • Sinon est proposé le filtrage des contenus, à l'aide de tatouages numériques ou d'empreintes numériques. Lisons les limites : il s'agit d'installer des ordinateurs capables de traites des giga-octets de données chaque second à chaque nœud du réseau. Un Google complet à tous les coins de rue, pour repérer la trace de fichiers tatoués, sachant que le rapport précise que les options permettant de modifier les tatouages et de crypter les fichiers échangés sont déjà actives par défaut sur plusieurs logiciels de P2P. Pas possible.

On m'a par ailleurs communiqué la contribution de l'APRIL à la mission Olivennes. La conclusion de ce rapport n'a manifestement pas été entendu par la commission, et c'est bien dommage : les fondamentaux de la technologie numérique fait qu'il n'est 'pas possible' de concevoir une technique d'empreinte de fichier, si complexe fût-elle, qui ne soit pas immédiatement contournable d'une part, et d'autre part les méthodes permettant d'identifier un fichier donné (par exemple savoir s'il s'agit d'un fichier de musique), appliquées aux flux actuels, nécessitent une puissance de calcul qui ne serait atteignable que par un ordinateur quantique.

Bref, à la lecture de l'annexe, il est clair que le rapporteur prend ses fantasmes pour la réalité, et choisit d'ignorer dans ses recommandations des contraintes techniques lourdes. Espère-t-il échapper au ridicule en comptant sur l'incompétence de son commanditaire ? Toujours est-il qu'il recommande d'investir des moyens publics dans des solutions dont on sait d'avance qu'elles seront inopérantes, sauf à capturer quelques pirates attardés, restés deux générations en arrières en termes de logiciels.

Inciter au développement de l'offre légale sur Internet

Heureusement pour ma santé mentale, il y a bien quelques idées (enfin, des évidences) intéressantes dans ce rapport, et c'est dans cette section qu'on les trouve. Essentiellement, il s'agit de deux choses :

  • Raccourcir les fenêtres de chronologie des médias, de manière à pouvoir proposer un film en vidéo à la demande (VOD) et en DVD plus rapidement après sa sortie. Les durées actuelles sont en effet bien trop longues au regard du cycle de vie des films, puisqu'il existe très souvent un hiatus important entre la sortie en salles et celle en DVD, et un autre encore plus important entre le pic des ventes d'un DVD et sa diffusion sur des canaux payants (télévision payante ou VOD).
  • Créer un portail centralisant l'ensemble des offres disponibles, ce qui n'oblige pas l'internaute à visiter chaque site à la recherche du morceau qu'il veut (et accessoirement lui enlève la tentation de demander à Google s'il n'existe pas en téléchargement gratuit).

Une troisième proposition vise à interdire ou restreindre les DRM qui limitent l'interopérabilité. C'est une proposition à deux tranchants, car elle peut certes rendre plus attractive l'offre légale, mais aussi permettre aux distributeurs de se coordonner plus facilement sur des prix élevés, alors qu'une gamme de prix en fonction de l'usage qui peut être fait du morceau rend cette coordination implicite plus difficile à maintenir. En tout état de cause, on remarquera que sur les trois volets, le rapport propose d'agir sur des éléments sur lesquels le gouvernement a peu de levier, qu'il s'agisse des DRM ou de la coûteuse mise en place d'un portail centralisé (la tarification optimale de l'accès des offreurs à un tel portail est aussi complexe que soumise aux pouvoirs de marché des uns et des autres).

Naturellement, le rapport ne s'arrête pas là, et on trouve, au fil des pages, des remarques fort étonnantes et quelques propositions qui fleurent bon l'idée qu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même.

Ainsi, après nous avoir expliqué que le téléchargement illégal avait des effets désastreux sur la fréquentation du cinéma et sur les ventes de DVD, on apprend en revanche que la disponibilité en DVD d'un film n'a aucune influence sur son succès en salle, et que la diffusion en salle alimentait les ventes de DVD et la VOD. Tout cela en s'appuyant sur des « études » que l'auteur du rapport se garde bien d'indiquer. On voit là que les deux assertions sont incohérentes : soit il existe un effet d'entraînement entre les différentes consommations, et il faut se poser la question de l'effet d'entraînement du téléchargement illégal, soit les fameuses études sont bidonnées.

Au rang des mesures de self-dealing, on a la recommandation de passer, avec l'aval de l'UE, la TVA sur les produits culturels à un taux réduit. Non seulement, en ces temps de déficit budgétaire excessif, il n'y a aucune chance que Bruxelle accepte une telle ponction, mais surtout, la promesse qui est faite de répercuter intégralement cette baisse sur les prix au consommateur n'engage que ceux qui y croient : qui donc va aller vérifier que la fnac n'a pas subrepticement empoché une partie de la différence en arguant de coûts plus élevés ?

Je passe donc sur les sanctions : non qu'elles soient inintéressantes, puisqu'elles donnent un pouvoir exorbitant à une autorité représentant des intérêts purement corporatistes, et ce au mépris de la présomption d'innocence, mais comme je l'ai dit plus haut, la détection des infractions éventuelles n'est technologiquement pas fiable, et devrait rapidement conduire à quelques faux positifs spectaculaires (chercheurs échangeant des données, Linuxiens partageant des images de disques). Ce qu'il faut noter dans ce chapitre, c'est essentiellement l'idée que les solutions qui ont la préférence de la commission, à savoir un flicage systématique des échanges par les FAI (par l'intermédiaire des trucbox), ne sont pas rejetées car attentatoires aux libertés, mais parce que les rapporteurs estiment que l'opinion publique n'est pas prête à l'accepter (sous-entendu : elle a tort, et l'acceptera un jour).

En conclusion, on a tous les ingrédients du mauvais rapport : incompétence technique qui conduit à des solutions inappropriées, recommandations irréalisables et une bonne dose de mesures destinées seulement à augmenter les profits des auteurs du rapport.