Dès l'introduction, le positionnement de l'auteur est clair : entre les « hyper-libéraux », pour qui tout est marchandise et l'exception culturelle est une aberration et les antimodernes, pour qui la logique marchande doit être expulsée du secteur de la culture, les Gentils Médiateurs Culturels, FNAC en tête, sont l'organe d'un capitalisme régulé, raisonné, permettant les gains d'efficacité de la logique marchande et la défense des valeurs supérieures de la Culture. Traduction : dans l'organisation actuelle de la chaîne de production, les distributeurs sont le maillon qui récupère l'essentiel de la rente générée par l'exception culturelle française, et Denis Olivennes n'a pas l'intention de laisser l'obsolescence de son rôle le priver de cette manne.

Avant d'aborder la structure de l'ouvrage, je dois dire un mot sur un manque criant : cet essai ne comporte aucune bibliographie, même par partielle ou sélective. Or, dans un débat sur la position des industries culturelles, entre commerce et gratuité, et concernant l'exception culturelle française, quatre ouvrages sont tout simplement incontournables :

  • Free Culture, de Lawrence Lessig (un juriste, texte intégral de l'ouvrage). Shorter : en l'état, les droits de propriété intellectuelle fonctionnent au détriment des créateurs, et fournissent essentiellement des rentes aux intermédiaires (éditeurs et distributeurs).
  • In Praise of Commercial Culture de Tyler Cowen (économiste, son livre sur Google Books). Shorter : l'insertion de la logique commerciale dans le domaine de la culture a permis l'accès du plus grand nombre à ces produits, et il ne faut pas se laisser abuser par le snobisme d'une élite qui regrette son pouvoir perdu.
  • Creative Industries de Richard Caves, l'ouvrage de vulgarisation de référence dans le champ de l'économie de la culture.
  • Les Dérèglements de l'exception culturelle, de Françoise Benhamou (note de lecture chez Econoclaste, pour l'étude du cas français.

Cet oubli est-il grave ? À mon sens, oui : en effet, dans son introduction, Denis Olivennes préfère, en parlant d'hyperlibéraux et d'antimodernes, monter des hommes de paille pour mieux les brûler, plutôt que de se confronter au véritable contenu intellectuel s'opposant à ses thèses. Je dois bien dire que la bassesse de ce procédé m'a très mal disposé pour la suite.

Marx en avait rêvé, le capitalisme l'a fait

Cet oubli est d'autant plus gênant que le premier chapitre du livre, auquel il est difficile de ne pas souscrire, procède précisément du type d'argumentaire tenu par Tyler Cowen : depuis l'invention de l'imprimerie, la culture a connu une suite de révolution technologiques qui ont permis de réduire drastiquement le prix relatif des biens culturels. Cette insertion des biens culturels dans une logique marchande a permis de faire baisser leur prix au point où une très large part de la population des pays développés ont un accès facile à la quasi-totalité du patrimoine littéraire, musical et pictural de l'humanité.

Si le fond de ce chapitre « Marx en avait rêvé, le capitalisme l'a fait » est juste, on peut regretter que Denis Olivennes aille très vite tant dans ses descriptions historiques que dans ses inférences. Par exemple, il fait remonter de droit d'auteur à Diderot et Beaumarchais. C'est oublier que la notion de droit moral de l'auteur était déjà un enjeu pour Clément Marot, qui se battait pour une édition de ses poèmes correspondant à son arrangement, que les bases philosophiques du droit d'auteur ont été jetés par John Locke (voir ici), et les bases juridiques par les tribunaux anglais du XVIIe siècle. Simple oubli ? Malheureusement non, car rappeler les sources véritables de la notion et de la pratique du droit d'auteur rend douteuse la présentation qu'en fait Denis Olivennes comme d'un élément consusbtantiel de la démocratie.

Quand j'entends le mot « commerce », je sors ma culture !

Vient ensuite un chapitre où Denis Olivennes prétend répondre aux arguments de ses opposants, ou plutôt d'exposer les soubassements idéologiques (donc nécessairement erronés) de ses contradicteurs (voir à nouveau ceci). Pour la condamnation de la marchandisation de la culture, sont ainsi convoqués Platon et Saint Thomas d'Aquin, ainsi que la vieille réticence du christiannisme à l'égard du commerce. Pourquoi pas ? Mais surtout, pourquoi ne pas avoir répondu à un Lawrence Lessig, dont le discours non seulement appuie là où cela fait beaucoup plus mal, mais surtout met en cause directement les personnes dans la position d'un Denis Olivennes.

Dans la partie suivante de ce même chapitre, l'auteur pourfend l'idée selon laquelle la massification des consommations culturelles aurait entraîné la production vers la médiocrité. On peut vouloir défendre cette réfutation. Mais alors, pourquoi prétendre le faire de ses propres forces, alors qu'un Tyler Cowen le fait, de manière très militante, et que Françoise Benhamou a récemment fait le point sur le sujet dans la situation française ?

La troisième partie de ce chapitre, dédiée à combattre la vision des industries culturelles comme un moyen d'endoctrinement de société marchande, est du même tonneau : une vague citation de Pierre Bourdieu (qui a connu de meilleurs jours), des arguments simplistes prêtés de manières bien pratique à un adversaire construit pour être mieux abattu.

Dans ce chapitre, Denis Olivennes passe ainsi complètement à côté du débat, en refusant de se confronter à de vrais arguments, ce qui a le mérite de le dispenser d'en donner.

Le sacre du divertissement

L'argument de ce chapitre est plus difficile à cerner. Son introduction donne à penser que Denis Olivennes va s'attaquer à l'idée que la culture produite par les industries culturelles est une sous-culture, impuissante à produire des chef-d'œuvres comparables à ceux du passé. Pourtant, la première partie du chapitre cherche à démontrer que la culture de masse n'est pas, ou plus un un élément d'une domination des États-Unis. Elle serait au contraire un mouvement inséparable de l'extension de la démocratie, les États-Unis apparaissant à tort comme son foyer pour des raisons de masse du marché, et d'avancement de l'égalité des conditions.

La deuxième partie du chapitre récapitule les arguments d'opposition à la culture de masse, essentiellement l'idée que la culture de masse est orientée uniquement par la recherche d'émotions vives et faciles, produisant des produits formatés, sans originalité, tendant au pur consommateur de divertissement un miroir déformé en fonction de ce qu'il souhaite y voir. Cela signerait la mort de la vrai culture, qu'il s'agisse, pour les « néoconservateurs » de l'ancienne culture classique, et pour les « alters » de la culture contestataire. Denis Olivennes invite, à juste raison, d'être plus nuancé. Il est regrettable qu'il n'apporte guère d'arguments.

Les impasses de la cyber-gratuité

Avec le chapitre 4, on touche (enfin) au cœur du propos de Denis Olivennes : une condamnation de l'idée selon laquelle les technologies de la numérisation et du réseau permettraient de distribuer gratuitement les biens culturels. À en croire l'introduction, le fondement de cette condamnation serait exposé en deux temps : premièrement, la gratuité n'est qu'une illusion, et deuxièmement ce mode de consommation mine les fondements de la diversité culturelle.

De ce fait, on comprend mal ce que vient faire la première partie du chapitre, « Une idéologie libertaire », si ce n'est accoler un qualificatif supplémentaire aux Méchants désignés, et ramener mal à propos une citation de Thimoty Leary, comparant Internet et le LSD. Mauvaise réthorique, donc, mais aussi mauvaise argumentation. Si, dans tout l'ouvrage, l'argumentaire de Lawrence Lessig aurait dû être abordé de front, c'est ici. Son nom n'est même pas mentionné.

Ensuite vient une analyse opposant « bonne » et « mauvaise » gratuité. La première est celle des logiciels libres ou de Wikipedia, et repose sur l'abandon délibéré de leurs droits patrimoniaux (j'inclus cette précision) par les auteurs à la communauté. La seconde est celle de Google Books, qui réclame aux auteurs l'effort incalculable d'un e-mail pour demander à Google d'exclure leurs ouvrages de sa base (et fournit gratuitement un puissant service publicitaire à ceux qui ne le font pas), et surtout celle de l'échange de fichiers soumis à droit d'auteur (Napster, Kazaa, eDonkey et consorts). L'argumentaire, qui devrait maintenant expliquer en quoi ce piratage est dommageable pour les industries culturelles concernées s'arrête étrangement là, pour ne reprendre qu'une partie plus tard.

Vient en effet alors une incise, concernant un point très intéressant, celui du transfert des rentes. En effet, il est clair que les consommateurs valorisent la possibilité de télécharger gratuitement des contenus. Qui dit valorisation dit possibilité de les faire payer pour cela, et c'est exactement ce que font les fournisseurs d'accès Internet, qui récupèrent une partie de la rente ainsi générée ou déplacée. Denis Olivennes se garde d'ailleurs bien de suggérer qu'il puisse s'agir là d'une création de valeur, insinuant plutôt, mais sans aucune preuve à l'appui, qu'il s'agit d'un pur déplacement.

Quel est le problème ? Pour Denis Olivennes, il est évident : tout ce qui est téléchargé gratuitement est autant d'achats perdus pour les industries concernées. Tellement évident qu'il en oublie de dire sur quelle étude il a bien pu s'appuyer pour affirmer cela. En effet, la baisse des ventes de disques des dernières années peuvent s'expliquer par plusieurs hypothèses concurrentes : effet de substitution vers le matériel informatique, consoles et jeux vidéo, find e la reconstitution du fond de collection après les révolutions successives de la cassette magnétique et du CD,... Il ne manque pas d'études pour prouver un effet négatif du téléchargement sur les ventes... mais il ne manque pas d'études disant le contraire (effet nul, voire positif). Dans un papier de 2004 (« Pitfalls in Measuring the Impact of File-sharing on the Sound Recording Market », que Denis Olivennes cite manifestement sans l'avoir lu), S. Leibowitz effectue une revue des études sur ce thème, et pointe avant tout l'insuffisance des données disponibles pour fournir une réponse à cette question.

Après deux pages rapidement adaptées (mais naturellement sans citer la source) de Richard Caves ou de Françoise Benhamou, Denis Olivennes choisit un autre angle d'attaque. Le téléchargement se concentrerait essentiellement sur les plus gros succès. De ce fait, la réduction des profits faits sur ces succès (voir paragraphe précédent) inciterait les producteurs à se concentrer sur les valeurs sûres plutôt que d'investir dans des talents plus risqués. Pourquoi pas ? Il existe effectivement des mécanismes pouvant conduire à ce résultat. Sauf que ceux exposés par Denis Olivennes suggèrent plutôt le contraire : si la profitabilité des grosses machines diminue du fait du téléchargement, cela implique que la profitabilité relative des œuvres plus marginales augmente, et donc que cette gamme doit devenir plus attractive pour les producteurs.

Ce chapitre se clôt sur le morceau de bravoure attendu par Alexandre Delaigue, l'ode au système de l'exception culturelle française, qui permet de faire subventionner le cinéma français (nécessairement de qualité, ceci, par exemple) par les grosses machines américaines (tout aussi nécessairement abrutissantes, voir cela). Je renvoie à l'ouvrage de Françoise Benhamou pour la nuance que Denis Olivennes aurait dû apporter à son propos. Il y ajoute un élément potentiellement intéressant : alors que les distributeurs de produits culturels habituels financent la culture, les fournisseurs d'accès et de contenu Internet ne le feraient pas. Ce serait un argument fort. Seulement, là aussi, il faut le prouver : ce serait d'être à bien courte vue de la part des fournisseurs d'accès de ne pas financer les contenus qui, selon Denis Olivennes, génèrent l'essentiel de la disposition à payer des consommateurs. Justement, les logos AOL, Lycos et autres MSN n'ont-il pas récemment fleuri sur les affiches des films ? À tout le moins, des arguments quantitatifs seraient ici indispensables.

www.grandsoir.com ?

Dans ce chapitre, Denis Olivennes dessine, en forme de conclusions, trois scénarii d'évolution des industries culturelles.

Le premier, « la victoire de Proudhon », décrit un monde où les enregistrements (films, musique) seraient gratuits, les créateurs étant payés pour leur performances live, entretiens, débats et produits dérivés. Prenant Daniel Cohen et Jacques Attali pour interlocuteur, Denis Olivennes critique l'irréalisme d'une telle perspective. Comment, en effet, espérer que les rémunérations des auteurs seraient suffisantes ? On peut effectivement penser que non, ces revenus étant tout aussi concentrés sur quelques artistes que ceux issus d'enregistrements. Il y a certes la solution d'une licence globale. Denis Olivenne la rejette, affirmant que sa mise en place (au niveau mondial, qui plus est) serait impossible. Je veux bien croire qu'une telle chose serait difficile. Mais il me semble que Denis Olivennes passe rapidement sur deux choses : d'une part, la question la plus pertinente à l'heure actuelle est celle de la répartition des revenus d'une licence globale. Cette règle pourrait en effet constituer un puissant levier en faveur de la diversité culturelle si elle était moins que proportionnelle au nombre de diffusions. Surtout, je m'étonne que Denis Olivennes s'indigne qu'une licence levée sur les accès Internet serait injuste envers ceux qui ne téléchargent pas, mais oublie de présenter comme un problème la taxe de copie privée actuellement levée sur tous les supports (CD, disque durs, clefs USB). Étrange mémoire sélective.

Le second scénario, « en avant comme avant », passe par un secteur marchand fluide, qui prendrait le pas sur les échanges gratuits par un mélange de répression, de contrainte et de marché. Denis Olivennes propose ainsi de rendre les fournisseurs d'accès responsables des échanges sur leurs réseau. Une telle proposition révèle malheureusement l'incompétence de l'auteur en la matière : en l'état, les échanges sur un certain nombre de réseau de téléchargement sont déjà cryptés. Connaître la nature des fichiers échangés supposerait donc un contrôle qui ferait passer le grand méchant Google pour un chantre du respect de la vie privée. Sur les DRM, Denis Olivennes est moins à côté de la plaque. Aujourd'hui, explique-t-il avec raison, ils sont dommageables en ce qu'ils servent essentiellement à empêcher les consommateurs à lire les morceaux achetés sur les supports des concurrents. Donc, dit-il, il faut les supprimer ou les réguler dans le sens de l'interopérabilité.

Enfin, le troisième scénario, « Walras revisité » est clairement le préféré de l'auteur. Mélange des deux précédents, il passerait par une baisse de la durée des droits d'auteur, le poids du financement de la culture pesant sur les nouveautés, conduisant à la situation décrite par Chris Anderson dans The Long Tail.

L'ouvrage se termine par une vibrante exhortation à agir en citoyens responsables, c'est-à-dire à réclamer un Internet policé et contrôlé.

Récapitulons

L'ouvrage de Denis Olivennes ne me plaît pas du tout.

Une large partie de son argumentaire et de son exposé est en effet empruntée à d'autres auteurs, Richard Caves, Tyler Cowen ou Françoise Benhamou. Pour quelqu'un qui se fait le champion des auteurs, la moindre des choses eut été de les citer plutôt que de les piller. Réciproquement, Denis Olivennes se garde bien de répondre aux arguments lourds qui lui sont opposés, préférant choisir un article du Monde de Daniel Cohen ou un essai de Jacques Attali plutôt que de prendre à bras-le-corps les thèses d'un Lawrence Lessig, autrement plus nourries et exigeantes.

À ce titre, cet ouvrage me semble représenter une nette régression du débat sur l'évolution nécessaire du régime de la propriété intellectuelle. En se voulant brillant, cet essai désespérément franco-centré (il s'agit pourtant d'une question fondamentalement globale) donne une image tronquée et mal informée des tenants et des aboutissants.

Plus grave encore est ce qui n'apparaît jamais dans l'ouvrage. C'est une règle du genre que les producteurs et distributeurs se présentent comme les champions des intérêts des artistes. Cela évite de poser la question sur leur utilité, et sur la part de la rente qu'ils prélèvent. Denis Olivennes ne déroge pas à cette règle. Dans un monde, tel qu'il le décrit, où les œuvres seraient accessibles contre paiement à l'auteur en ligne, quelle place pour une FNAC ? La question n'est jamais posée. Or, elle est d'autant plus importante qu'à l'heure actuelle, les distributeurs récupèrent une part importante de la rente générée par les mécanismes d'exception culturelle à commencer, dans le cas de la FNAC, par le prix unique du livre. Il y avait plusieurs questions ouvertes à traiter utilement, et en sa qualité de président de la FNAC, Denis Olivennes aurait pu apporter de précieux arguments quantitatifs et qualitatifs : quelle est l'étendue du manque à gagner liée au piratage ? Ce manque à gagner existe-t-il ? À qui profitent exactement les différents dispositifs de l'exception culturelle ? À qui profite la durée absurdement longue des droits d'auteur ? Peut-on imaginer un système de DRM qui permette au consommateur d'acheter l'usage d'un fichier dans les conditions précises qu'il souhaite ? Un simple rappel détaillé et argumenté des conséquences de la massification de la consommation des produits culturels et de ses interactions avec la culture classique eut été un élément utile. Malheureusement, rien de tout cela n'est abordé de manière satisfaisante, ne laissant comme corps à cet essai que l'opinion, je n'ose dire les préjugés, d'un acteur trop impliqué dans le système pour qu'on puisse le supposer impartial.