Plus qu'une défense de la mondialisation (genre déjà bien garni, par exemple par Daniel Cohen), le propos de Pierre Dockès se rapproche plus de celui de Pop internationalism (en français La Mondialisation n'est pas coupable) de Paul Krugman. En 1997, ce dernier avertissait les États-Unis que leurs difficultés n'étaient pas imputables à la mondialisation, mais à des problèmes internes, dont l'augmentation des échanges internationaux n'était que le révélateur. De manière parfaitement assumée, Pierre Dockès se propose de faire la même chose pour la France.

Pour cela, quatre parties :

  1. Gain de l'un n'est pas toujours perte de l'autre
  2. Le choc sur l'Europe de la mondialisation
  3. Changer pour résister
  4. Régulation supranationale plutôt que protectionnisme

Dès l'introduction, l'auteur renvoie ainsi dos à dos d'une part les alterploum (qui sont souvent des antimachin), qui voient dans la mondialisation un phénomène qui entraîne mécaniquement un déplacement du pouvoir vers les détenteurs du capital, et les « libéraux », qui disent que précisément, un tel déplacement est la condition nécessaire pour ne pas se faire dévorer tout crus par le péril mondial, qu'il soit américain, chinois ou, gageons-le, bientôt africain. Certes, une introduction n'est pas le lieu où faire dans la nuance. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de remarquer ce qu'une telle opposition a d'articifiel : en France, ces fameux « libéraux » sont les premiers à demander protections et subventions quand leurs intérêts sont en jeu, tandis que si les altertruc voient dans la libre circulation des marchandises le Mal moderne, ils sont le plus souvent très favorables à la circulation des hommes et des idées. Un des problème de la relation de la France à la mondialisation vient peut-être de ce qu'elle n'a pas dans son espace politique ou médiatique de libéral cohérent.

Gain de l'un n'est pas toujours perte de l'autre

Le premier chapitre a pour but de pourfendre d'idée qu'une transaction économique se fait toujours au détriment d'un des deux partenaires. Vieille idée mercantiliste tenace, malgré son démenti chaque jour par l'exemple : quand j'achète du pain à mon boulanger, l'échange n'est-il pas mutuellement bénéfique ? Et Pierre Dockès d'expliquer, utilement, les fondements de la réflexion sur le commerce international, à savoir le modèle des avantages comparatifs. Il rappelle ainsi utilement que le déficit commercial d'une nation signifie qu'elle reçoit des investissements, que la salaire d'un travailleur chinois doit être vue à l'aune de sa (faible) productivité, et que la Chine n'est pas seulement un atelier, mais aussi un immense marché, de plus en plus demandeur de biens étrangers. Certes, souligne l'auteur, si on descend à dans le détail su système de production, il y a pratiquement toujours des gagnants et des perdants. Ces dernier sont ceux qui produisaient ce que produit aujourd'hui l'étranger de manière plus efficace. Mais cela n'est alors qu'un problème de redistribution, les gains des uns, dans la quasi-totalité des cas l'immense majorité de la population (qui peut acheter ses habits et son équipement électronique à moitié prix), étant très largement supérieurs aux pertes des autres, que l'on peut compenser pour qu'ils changent d'activité. Évidemment les ennuis commencent quand la compensation prend la forme d'un maintien dans une activité inefficace (vous avez parlé de la PAC ? L'auteur non, mais moi oui).

Ce jeu est à croiser avec des considérations politiques ou technologiques. Ainsi, Pierre Dockès souligne dans un sous-chapitre qu'un pays peut vouloir favoriser l'émergence d'une industrie en la protégeant au moment de sa mise en place, afin qu'elle puisse atteindre une taille suffisante pour jouer un rôle sur un marché mondial. Ainsi, les avantages compatarifs ne sont pas données, mais endogènes, dépendant essentiellement, selon lui, des orientations données par les États. L'argument ne manque pas de valeur. Taïwan ou le Japon ont bâti leur développement sur ce modèle. En revanche, je suis beaucoup plus dubitatif sur sa pertinence concernant les nouvelles technologies. D'une part, il me me semble pas clair qu'elles procèdent d'une quelconque politique industrielle : je peine à voir une aide de l'État américain dans l'essor de Microsoft ou de Google. De même, je ne suis pas convaincu, loin s'en faut, qu'il soit nécessaire à la France de se doter, à grands frais, d'un Google national sous le seul prétexte qu'il s'agirait d'un « instrument de puissance ».

Bilan du chapitre : on sait qu'il y a des gagnant et des perdants, que les gains sont supérieurs aux pertes, et donc qu'on peut compenser les perdants. Cependant, le partage des gains entre pays dépend de l'ampleur des avantages comparatifs, et ceux-ci sont créés par des politiques ciblées de protection tournées vers l'avenir. Ergo, le protectionnisme tourné vers le passé est très dangereux, celui tourné vers la constitution de l'avantage comparatif est désirable. À ce niveau,là, il me semble que l'auteur à un petit problème de bouclage (comment s'assurer que tout le monde ne cherche pas à développer le même avantage comparatif ?), mais le sommaire me dit que j'aurai la réponse dans le dernier chapitre.

Le choc sur l'Europe de la mondialisation

Après une longue citation de Marx sur la dynamique mondialisatrice du capitalisme, le chapitre commence par quelques repères historiques et chiffrés sur le phénomène de mondialisation. Suit un constat intitulé « L'Europe et la France ont perdu ». Là, je tique. Heureusement, il ne s'agit que d'un raccourci maladroit, l'essentiel étant que les difficultés rencontrées par la France ne s'expliquent pas par la mondialisation, mais par une mauvaise spécialisation (secteurs à faible croissance), ce qui contraste avec la situation allemande.

La partie suivante est consacrée à un constat depuis longtemps connu des lecteurs des blogs économiques français : les délocalisations ne sont pas un problème, global, seulement de redistribution locale, et pèsent très peu à l'échelle de la France. De plus, elles sont pour la plupart liées à une dynamique économique interne, plus qu'à des écarts de salaires avec les autres pays. Surtout, la désindustrialisation constitue un autre épouvantail dont il n'y a pas lieu de s'inquiéter : l'industrie française se transforme beaucoup plus qu'elle ne maigrit, s'amincissant surtout de services, autrefois fournis en interne et aujourd'hui externalisés, avec de nets gains d'efficacité à la clef (un exemple : pourquoi diable l'entreprise Renault avait-elle besoin de sa propre banque ?).

L'auteur embraye alors sur un peu de prospective sur les mouvements d'hommes et de capitaux. Et sur ce dernier point, il me semble passer beaucoup trop rapidement. À vouloir faire court, il en oublie de distinguer mouvements de capitaux à court terme (dont l'effet net n'est pas clair) de ceux de long terme, ce qui le conduit à des confusions, comme de présenter les Leveraged BuyOuts (LBO) ou les transferts de portefeuille comme des éléments déstabilisateurs là où justement la littérature récente insiste sur le effet stabilisateur (même littérature qui a fait dire à Tobin que sa taxe était une mauvaise idée).

On en arrive ensuite à un élément central de la thèse de l'auteur : le système de protection français n'est pas un obstacle à l'intégration de la France dans la mondialisation. Arrivé à ce point, je me demande si le fond marxiste, qui affleurait jusque-là, n'a pas fini par prendre le pas sur les capacités d'analyse de Pierre Dockès. Certes son constat sur l'augmentation des inégalités de revenu est juste. Mais il aurait mérité d'être nuancé par l'amélioration du niveau de vie réel pour toutes les classes de revenu. Plus grave, je regrette de voir dans un ouvrage écrit par un professionnel des légendes urbaines comme les fameux 15% de rendements sur fonds propres (qui ne constituent en rien une norme du secteur), ou encore sur l'efficacité du capitalisme familial, très justement éreinté par Thomas Philippon (note de lecture par ). Et je m'inquiète d'une appel de plus en plus insistant à l'État pour réguler tous les secteurs de l'économie.

Changer pour résister

Après de diagnostic, Pierre Dockès propose des remèdes. Ou plutôt un remède, la politique industrielle. Il reconnaît certes, en passant, qu'elle a connu de grandes heures, comme le Plan Calcul ou le Minitel, mais se dépêche de parler de TGV. Sur certains points, on ne peut être que d'accord avec lui : si l'État pouvait arriver à prendre en charge le développement de projets industriels fortement innovants, mais incertains et de long terme, ce serait un bien. Malheureusement, l'auteur ne répond pas à la question de savoir comment empêcher la politique industrielle qu'il appelle de ses veux de dégénérer en clientélisme, ou en poursuite de la dernière lubie du décideur politique. Plus grave, à vouloir défendre l'innovation contre « l'accaparement » par les capitaux privés, Pierre Dockès oublie un fait majeur : les innovations les plus importantes de la révolution informatique proviennent de laboratoires privés. Or, la faiblesse de la recherche privée, dans sa dimension appliquée et encore plus dans sa dimension fondamentale, constitue au moins la moitié du problème de la recherche française. C'est que ce chapitre est le lieu d'une confusion lourde de conséquences : l'auteur y confond politique industrielle et politique de recherche. Fâcheux mélange des genres, qui explique la frilosité tant des milieux académiques que des entreprises à collaborer sur des projets de long terme, les uns par peur de devoir être aux autres, les autres par crainte de se voir expropriés de leurs investissements, au nom justement de la politique industrielle.

J'apprécie également très peu de voir l'Europe désignée comme le repaire des grands-méchants-libéraux-qui-cassent-tout. Je suis bien d'accord que l'Europe limite les marges de manœuvre des politiques des États. On peut le regretter. On peut aussi se demander pourquoi les États en question, au premier rang desquels la France, ont accepté de telles règles. Ne serait-ce pas que les États ont voulu se garantir contre la tentation de mener des politiques dommageables à nos voisins ?L'auteur oublie ainsi un peu vite que les États ont consenti aux règles du jeu de l'Europe.

Régulations supranationales plutôt que protectionnisme

Et au niveau international ? Il n'est pas possible de faire un État, mais ce serait quand même la solution. Telle est la substance de ce chapitre, qui se résume, à mes yeux, à une dénonciation du Grand Méchant Marché, responsable de tous les malheurs de la planète.

Récapitulons

Comme je l'ai dit en introduction, j'étais a priori favorable à un ouvrage visant à ne pas faire de la mondialisation un bouc émissaire des difficultés, réelles ou supposées, de l'économie française. Cela partait d'ailleurs plutôt bien, avec des idées et des constats très justes. Cependant, au fur et à mesure des pages, un discours marxisto-étatiste prend le pas sur le discours mesuré de chercheurs, et à défaut de mondialisation, trouve un autre bouc émissaire dans « les libéraux » ou l'Europe, et un Sauveur dans un État paré de toutes les vertus. Arrivé au terme de ma lecture, je suis vraiment réticent.

Pour commencer, je ne comprends pas que l'auteur ne propose pas au moins un essai de définition de la mondialisation et du capitalisme. Il s'agit de notions complexes, qui présentent des facettes très contrastées (pour la mondialisation : flux de biens, de capitaux, d'hommes et d'idées n'obéissent pas aux mêmes déterminants).

D'une part, je ne suis vraiment pas d'accord ni sur certains constats, trop partiels ou partiaux, ni sur la plupart des remèdes conseillés, qui consistent peu ou prou à revenir à l'époque du Commissariat général au Plan, et à la régulation à tout va. À côté de chiffres justes, l'auteur me semble commettre des erreur importantes dès qu'il aborde les questions de marchés financiers ou de financement d'entreprises, trouvant là un troisième coupable désigné à la vindicte du régulateur.

D'autre part, et surtout, je m'étonne que cet ouvrage n'aborde à aucun moment le problème des choix individuels. L'économie n'est pas réglée uniquement par les États et par quelques dirigeants de fonds de pension. Les décisions quotidiennes d'épargne, de consommation, de formation ont des conséquences tout aussi importantes, si ce n'est plus. Pourtant, pas un mot sur les stratégies individuelles d'adaptation à la mondialisation, ou comment, à une échelle infra-nationale se développent des modes d'organisation nouveaux. Plus grave encore, l'analyse des dynamiques du secteur privé est indigente : quelle est sa part dans le financement de la recherche ? Quels modes de régulation interne y prévalent ? Comment expliquer les différence non pas entre pays, mais entre entreprises ? La vision des acteurs privés que donne Pierre Dockès est celle d'agent purement passifs, répondant mécaniquement aux incitations du système. Une économie d'avant la critique de Lucas, en somme. Et c'est à mon avis le principal défaut de cet ouvrage : oui, il essaye de penser le phénomène de la mondialisation actuelle. Malheureusement, il le fait avec des outils conceptuels issus de l'après-guerre. Face à des analyses comme celles de Thomas Philippon ou de Thesmar et Landier, ces outils accusent douloureusement leur âge.