Où sont donc les économistes ? s'interrogeait Laurent en commentaire à mon billet concernant l'éclatement de l'économie en sous-champs. Apparemment, ils étaient les grands absents des blogs et colloques concernant le droit de la concurrence. Pourtant, à haut niveau, ils sont partout. Voyez vous-mêmes : alors que le Conseil de la concurrence recrute un chef économiste, la Commission européenne est dotée d'une Direction générale de la concurrence qui a été présidée par un professeur d'économie, et l'est maintenant par une ancienne enseignante d'économie. Aux États-Unis de même, le ''Department of Commerce'' comprend traditionnellement un Deputy secretary recruté parmi les professeurs d'économie (l'administration Bush fait exception à la règle). Pour compléter ce tour d'horizon des institutions, il faut citer, pour des sujets plus généraux, le rôle en France du Conseil d'analyse économique (que ce site est moche), dont la composition montre qu'il tranche agréablement avec le népotisme du milieu, puisqu'on y repère des noms comme ceux de Daniel Cohen ou Thomas Piketty, qu'on ne peut soupçonner d'être particulièrement favorables au gouvernement actuel. On peut d'ailleurs vouloir garder dans un coin de ses marque-page l'adresse des rapports publiés par ce conseil. Je m'empresse enfin d'ajouter que cette pénétration des économistes dans les services traitant des problèmes de la concurrence n'est pas propre aux organismes publics ou parapublics. Des cabinets privés, comme Freshfields vont à la chasse aux jeunes économistes dans certaines Ecoles (dont les carrières à la sortie étayent mon propos). Le cabinet en question a d'ailleurs un ancien élève de ladite Ecole parmi ses Partners.

Quelle est l'influence de ces économistes sur les décisions effectives, me direz-vous ? Elle est énorme, ce qui n'est pas toujours du goût des juristes. En effet, le droit de la concurrence est né d'un malentendu : les juristes qui ont mis en place les premiers éléments de droit de la concurrence pensaient faire de l'économie, et ont ainsi passé pas mal de temps à manipuler des concepts qui n'avaient pas grand sens pour les économistes, comme celui de marché pertinent. Au bout d'un certain temps, ils se sont rendu compte qu'une branche de l'économie, l'organisation industrielle, répondait aux question qu'ils se posaient sur l'impact d'un changement de la structure de marché. Du coup, les économistes ont été de plus en plus fréquemment appelés en temps qu'experts auprès des juges, en particulier pour les questions de concurrence. Pour répondre à une question de Laurent, les modèles d'IO comportent souvent un nombre réduit d'acteurs, ce qui les rend particulièrement adapté à l'étude de cas dans ce domaine. Dans les basques des économistes sont naturellement arrivés les économètres, qui fournissent actuellement force simulations (eh oui) sur les conséquences des fusions ou acquisitions portées à la connaissance des institutions de contrôle. Par exemple, la Commission a prix pour base une augmentation de prix estimée de 4,76% comme élément pour décider de la suite à donner à la proposition de fusion entre Editis et Lagardère.

On peut s'interroger sur les conséquences d'une telle pénétration. Pour les juristes, l'opération est douloureuse, puisqu'il faut introduire dans le droit des concepts, comme celui d'utilité, qui sont très étrangers à ce domaine. Surtout, les avis rendus par les économistes sont souvent très différents de ceux de la jurisprudence. Traditionnellement, le droit de la concurrence ne considérait que l'effet sur la concurrence entre les entreprises. Par exemple, nul juriste n'objecterait à une hausse des prix d'une entreprise en position dominante, puisque cela est avantageux pour ses concurrentes (celles-ci ne subissent donc pas de dommage). Inversement, l'économiste va voir une telle politique avec suspicion, en faisant entrer l'intérêt du consommateur. La conséquence principale de l'usage des analyses économiques est cependant une grande incertitude juridique. En effet, les modèles utilisés sont très sensibles aux conditions initiales du marché considéré. Les avis seront donc essentiellement rendus au cas par cas, ce qui amène certains économistes (comme Fudenberg et Tirole) à dire que la seule règle conseillable est le cas par cas. Il ne faut cependant pas exagérer cet effet puisque les entreprises concernées peuvent ex ante demander un avis à un cabinet de conseil qui aura, s'il est à la page, engagé des économistes utilisant les mêmes méthodes. Essentiellement donc, la conséquence majeure de ce phénomène est une prise en compte d'effets d'efficacité dynamique ou fondés sur les liens en tre marché, qui échappaient souvent au raisonnement juridique habituel.