Dans les sites ou les revues se voulant "orthodoxes" ou "alternatives", je tombe souvent sur l'idée qu'une faiblesse fondamentale de la théorie économique orthodoxe réside dans l'hypothèse d'"égoïsme" de l'homo economicus néoclassique. Cette hypothèse, lis-je, condamne a priori des modes d'organisation économique reposant sur la collaboration et la bonne volonté, et qui seraient un solution possibles aux problèmes actuels. Avant de critiquer cette hypothèse, il conviendrait pourtant de se demander pourquoi ell a été faite.

Pour la comprendre, on peut essayer de remonter à Adam Smith, qui se pose le problème suivant : Machiavel a montré comment l'absolutisme, par une centralisation extrême des pouvoirs de décision, pouvait permettre le bon gouvernement d'un pays. Peut-on obtenir le même résultat sans passer par un décideur unique et absolu, en laissant les agents faire eux-mêmes leurs choix ? Pour qu'une réponse à l'affirmative à cette question soit fiable, il faut qu'elle soit valable dans la situation la plus averse a priori à l'avènement d'échange : le cas où chaque agent ne considère que son intérêt propre. L'image de la main invisible de Smith ou de la Pareto-optimalité des allocations d'équilibre général à la Arrow-Debreu sont ainsi des figures d'un résultat puissant : même en faisant une hypothèse extrême sur la capacité des agents à agir en fonction du bien commun, on peut montrer que l'allocation découlant de leurs décisions égoïstes respecte certains critère d'efficacité. En d'autres termes, même des agents purement égoïstes vont s'engager dans des actions qui améliorent la situation d'ensemble, alors qu'ils ne prennent pas en compte cet aspect.

Remettre en cause cette hypothèse en supposant ex ante que les agents vont spontanément être altruistes revient à dire que l'hypothèse de départ est trop faible. D'une part, il est épistémologiquement étrange de reprocher à une hypothèse d'être trop faible si on ne parvient pas à prouver en la reforçant des résultats considérablement plus forts que ceux obtenus sous l'hypothèse faible. En l'espèce, ce n'est pas le cas : on sait construire des modèles où les formes d'entraide et de coopération reposent sur des comportements égoïstes. Ces modèles sont courants dans le cadre de l'économie du développement pour l'étude des mécanismes d'assurance et d'épargne lorsqu'il n'existe pas de marché financier accessible, et l'hypothèse d'égoïsme est testée sur les phénomène d'exclusion de ces arrangements des familles touchées par le sida.

D'autre part, on peut s'interroger sur la vraisemblance de l'hypothèse d'altruisme. En ce qui concerne la seule Europe, force est de constater que deux mille ans de christianisme, qui a le partage altruiste des biens matériels comme précepte essentiel, n'ont pas réussi à induire massivement des comportements si manifestement altruistes qu'ils ne puissent être expliqués par l'intérêt bien compris. Le partage reste l'exception, plus que la règle. De manière plus brutale, les régimes d'inspiration communiste, à commencer par l'URSS, ont tenté la même entreprise de formation d'un "homme nouveau", débarrassé de l'égoïsme petit-bourgeois. L'échec est patent. Est-ce à dire qu'on ne peut pas compter sur son prochain ? À un niveau individuel, on le peut souvent. Dans une perspective d'économie normative en revanche, on ne le peut pas.

On peut en revanche adresser la critique inverse à l'hypothèse d'égoïsme : celle d'être bien trop forte. En effet, les résultats évoqués précédemment supposent que les agents sont capables d'évaluer les conséquences à long terme de leurs actions, et surtout qu'ils prennent en compte le fait que certaines actions immédiatement profitables entraînent des effets néfastes à long terme. En d'autres termes, les agents ont un taux d'actualisation suffisamment faible pour penser au lendemain. Or; nombre de comportements économiques suggèrent que leur rationnalité est bien plus limitée que cela.