Quand la Chine s'éveille

La phrase de Napoléon, repise par A. Peyrefitte, semble occuper beaucoup d'esprits en ce moment, sur le thème « serons-nous demain des vassaux économiques des chinois ? » La crainte implicite dans cette question repose avant tout sur une connaissance partielle de la réalité chinoise. Certes, il s'agit du pays le plus peuplé du monde, et le faible coût de la main-d'œuvre couplé à de probables subventions à l'exportation permet à l'industrie chinoise de concurrencer les industries des pays riches, en particulier dans le domaine de l'habillement. Toutefois, l'émergence d'une classe moyenne chinoise comparable à la population européenne (300 millions de personnes) ne doit pas faire oublier le milliard d'individus vivant près de la pauvreté, voire, sans doute pour 20% d'entre eux, sous le seuil de pauvreté absolue. De ce fait, la situation actuelle est selon toute probabilité une étape de transition. Pour alimenter sa croissance, qui constitue en ce moment le seul rempart contre son éclatement politique, la Chine doit exporter plus. Pour ce faire, elle doit embaucher plus, entraînant mécaniquement une hausse des salaires, donc des prix à l'exportation. On voit ainsi se dessiner un scénario, des plus probable, où la stratégie d'exportation perd peu à peu de son importance au profit du marché intérieur en développement.

Sans être inéluctable, ce scénario serait dans la logique de ce que l'on observe actuellement : les grands marchés sont relativement peu ouverts (Europe, États-Unis, Japon), car la demande intérieure suffit à soutenir un grand nombre d'industries. La Chine actuelle a des capacités de production excédant largement sa demande, mais l'entretient de ces capacités passe justement par une croissance de la demande extérieure. Il reste cependant probable que la quantité de main-d'œuvre lui confèrera durablement un avantage comparatif dans le domaine manufacturier. Mais est-ce un problème ?

Les vieilles lunes physiocratiques et mercantilistes

Les plaintes régulières concernant la désindustrialisation (réelle ou supposée) de la France ne me semblent en effet pas à prendre trop au sérieux. Un pays a-t-il besoin d'avoir un secteur industriel puissant ? La réponse n'est pas claire. Certes, on peut vouloir une certaine indépendance en ce domaine. Mais avoir des pantalons made in France est-il un impératif de sécurité nationale ?

La vision qui se profile derrière les argument en faveur du maintien du tissu industriel relèvent bien plus souvent de vieilles lunes issues de théories économiques du XVIIIe siècle. Un premier groupe reprend pour le compte de l'industrie un raisonnement du type physiocratiques. Pour les physiocrates, la seule activité productive est l'agriculture, puisque l'industrie ne fait que transformer un produit en un autre. En conséquence, l'agriculture seule doit être encouragée, et la production manufacturière laissée aux autres pays moins bien dotés par la nature. La puissance de cette théorie dans les esprits de l'époque n'est pas étrangère au retard pris par la France face à la première Révolution Industrielle. Il est évident aujourd'hui que l'industrie est une activité productive, et pas un simple réassemblage de composants. On a même une mesure pour cela, la valeur ajoutée. Mais alors, pourquoi diable nous ressort-on le même argument selon lequel seule l'industrie serait productive ? Seulement voilà, de la même manière que la valeur ajoutée n'était pas évidente au XVIIIe siècle, la création de richesses par les services nous semble aujourd'hui moins tangible car elle ne se traduit pas par un objet matériel. Pourtant, c'est dans les services qu'est produite l'essentiel de la valeur ajoutée. Et cela tombe bien, avec une population qualifiée, les pays riches sont particulièrement avantagés en ce domaine.

Le deuxième ordre d'arguments, entendus plus souvent aux États-Unis, mettent en avant un déficit commercial, suggérant que la puissance économique d'un pays se mesure à l'aune de l'excédent de ses importations de marchandises, tout comme au XVIIe siècle, les mercantilistes croyaient que la bonne mesure était l'excédent des importations d'or. Là encore, le rôle des services est sous-évalué car mal connu. La puissance économique de la France à l'époque contemporaine a connu son apogée à la Belle Époque. Or, que constate-t-on ? Un déficit commercial systématique, compensé par le deuxième investissement à l'étranger au monde.

Délocalisations et redistribution

Ajoutons à cela un argument économique et un fait. Le fait : les pertes d'emploi liées aux délocalisations sont une goutte d'eau dans l'océan. Alors que chaque année plusieurs millions d'emplois sont détruits et créés en France, les destructions dues aux délocalisations sont inférieures à la centaine de mille. L'argument économique : il est possible de compenser ceux qui perdent leur emploi, car le gain est supérieur à leur perte. Illustrons cela par un petit exemple. La société Camisa ferme son usine de 500 salariés en France pour en ouvrir une en Chine. Le prix de revient de la chemise en France était de 10EUR, il est de 1EUR en Chine. Les chemises étaient vendues en France à 12EUR avant la délocalisation, elles le sont maintenant à 4EUR, concurrence oblige. Supposons enfin que les salariés étaient payés 1200EUR par mois pour produire 60000 chemises. Pour les compenser, il faut donc 600000EUR. Or, les acheteurs de chemises économisent 60000*(12-4)=480000EUR et l'entreprise empoche un bénéfice supplémentaire de 180000EUR, soit au total 660000EUR, soit plus que la perte. Et encore, cet exemple néglige l'augmentation de la demande de chemises liées à la baisse du prix.

Cet exemple illustre une règle quasi-générale : le problème posé par les délocalisations est un problème de redistribution. Il s'agit de trouver comment amener les millions de consommateurs qui gagnent à la délocalisation quelques euros sur chacun de leurs achats à compenser les quelques-uns qui y laissent leur emploi, sachant que le total est nécessairement positif (sans quoi il n'y aurait eu aucun intérêt à la délocalisation au départ).

La peur de la Chine

Je m'excuse de la longueur de ce billet, mais voici une dernière considération : de quoi les Chinois ont-ils peur ? Derrière les discours triomphalistes, les Chinois ne sont pas plus rassurés que nous. Ils ont en effet à leurs portes un pays dont la population sera vraisemblablement plus nombreuse que la leur dans le demi-siècle à venir, un pays nettement moins dépendant de financements étrangers et avec une compétence dans les nouvelles technologie ou le secteur médical nettement plus avancée que la Chine. En Chine, c'est ainsi l'Inde qui fait peur. Elle aussi dispose d'une classe moyenne forte de 300 millions de personnes, d'un vaste réservoir de main-d'œuvre, mais aussi d'une frange de la population nettement mieux formée, et dotée d'une industrie autochtone dynamique. Surtout, l'Inde est une démocratie. Il ne s'agit pas de se réjouir ici de l'inquiétude chinoise. Seulement de voir que l'éveil de la Chine ne constitue probablement qu'une étape, tandis que l'Inde ouvre les yeux, en attendant l'Amérique du Sud ou l'Afrique.