Depuis quelques temps, on me parle beaucoup de la loi DADVSI (projet relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information). J'ai enfin pris le temps de la lire ici. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il s'agit d'un regroupement hétéroclite de mesures dont on peine à voir la logique d'ensemble tout autant que les conséquences. Laissant aux juristes le soin de la disséquer en détail, je relève quelques points qui m'ont sauté aux yeux.

Dans la société de l'information. Déjà, c'est mal parti : dans les dernières années, les textes politiques et juridiques portant cette marque (de plus en plus nombreux) semblent tous procéder d'un législateur qui ne sait pas de quoi il parle, ou de promesses qui n'engagent personne (quand il s'agit de former les gens à l'utilisation de l'informatique, par exemple). Pourtant, cette formulation ronflante peut se traduit en pratique en termes économiques précis : que faire de biens reproductibles et diffusables à coût quasi-nul et de manière décentralisée ?

La question n'est pas triviale. L'essentiel de la théorie économique s'est construite autour du paradigme du bien matériel, délimité par des caractéristiques physiques, produit de manière centralisée (par une usine ou un artisan) à coût unitaire non-négligeable. Dans le cas d'un bien culturel comme un CD, on a un coût unitaire pratiquement nul, et un coût fixe (recherche du groupe, enregistrement, temps de travail du groupe, etc.) très important. On sait que dans ce cas, la règle du prix égal au coût marginal échoue. C'est encore plus évident s'il ne s'agit pas d'un CD, mais d'un album vendu en ligne. Historiquement, ce problème a été résolu par l'octroit d'un monopole temporaire sur le support du produit culturel, ce qui permettait à l'auteur et à l'éditeur de rentrer dans leurs frais. En liant ainsi organiquement l'auteur et l'éditeur (à l'instigation de ce dernier), on a permis à l'éditeur, en position de force dans un monde où il y a toujours plus de manuscrits qu'il est possible d'en éditer, d'extraire un surplus considérable en se faisant passer pour le garant des intérêts des auteurs. C'est toujours aussi vrai, mais le projet de loi ne parle pas deçà, donc je digresse.

Revenons à nous moutons : que faire face à des produits reproduits et distribués par tout un chacun et ) coût marginal nul ? Dans un monde en information parfaite, où on aurait une mesure objective de la valeur du bien, cela serait simple, puisqu'il suffirait de rembourser les créateurs de leurs frais de création et du temps passé en proportion de la valeur sociale de leur création. En information imparfaite, c'est plus compliqué. Si on suppose qu'à la longue, le public finit par ne retenir que les créations qui en vaillent la peine, le système de monopole temporaire constitue une solution de second rang acceptable. Faut-il alors essayer, comme le fait la loi, de le perpétuer dans sa forme actuelle dans le cadre des échanges informatiques ?

Ma réponse est non, pour deux raisons.

En premier lieu, le terme actuel du droit d'auteur, 70 ans après la mort de l'auteur, est beaucoup trop longue pour répondre crédiblement à la volonté d'encourager la création. Il s'agirait donc d'un encouragement aux éditeurs (remarquez le glissement) à investir dans la publication d'œuvres risquées ou qui mettront longtemps à se vendre en leur garantissant une marge suffisante sur un fonds de catalogue sûr, et donc de permettre la diversité et la qualité. Cela suppose tout de même un vaste altruisme de la part du dirigeant d'une société d'édition, qui préfèrerait ainsi financer des ouvrages « difficiles » plutôt que des ouvrages vendeurs. Les éditeurs français jurent leurs grands dieux que c'est le cas, et qu'ils ne sont pas de méchants capitalistes qui maximisent les profits de leur entreprise. Je n'en crois rien. En outre, la longueur du terme du droit d'auteur ralentit la diffusion de l'œuvre, créant une perte de création dérivée difficile à évaluer. Dans le même temps, les revenus tirées d'une création très vieille peuvent servir à produire des produits d'une qualité douteuse, ce qui correspond à une mauvaise allocation des ressources (qui a dit Disney ?).

En second lieu, le débat est mal posé. Quand on achète un CD, ce n'est pas l'objet lui-même qui nous intéresse, mais la musique qu'il y a dessus. Le CD n'est donc que le support d'un service musical. Dans le cas où le support physique du service disparaît ou peut être employé à de multiples usages, il n'est pas absurde de vouloir créer un ensemble de marchés bien délimités pour ces services. Idéalement, c'est de que les DRM doivent mettre en place : au lieu d'avoir à acheter un album entier, avec des chansons qui ne m'intéressent pas toutes et qui prendra la poussière quand je l'aurai écouté cinq fois, je pourrais acheter uniquement les chansons qui m'intéressent, pour le nombre d'écoutes qui me plaît et sur les seuls supports que j'aurais choisi. Ce point, essentiel pour l'économiste, est passé sous silence par les partisans même des DRM. Pourtant, on sait qu'une telle discrimination est socialement bénéfique (le produit proposé correspond mieux au goût de chaque acheteur, des gens qui n'achetaient pas avant sont désormais servis et le producteur augmente ses profits).

Là, j'en vois débarquer avec le couteau droit de copie privée entre les dents. Je pense que c'est un mauvais argument. Le droit de copie privée existe précisément parce qu'il n'était pas possible de discriminer en fonction de l'usage fait du service, ce qui revenait à faire payer à tous l'ensemble des services, même ceux qu'on n'utilisait pas. Alors, pourquoi être contre les DRM ?

Le diable, comme souvent, est dans les détails. En effet, à la lecture des différents textes législatifs, il apparaît que ce que les éditeurs de contenu cherchent à créer, ce ne sont pas des marchés concurrentiels diversifiés, mais des marchés découpés en fonction de leurs intérêts propres. Ce n'est pas du tout la même chose : au lieu de séparer les marchés selon des caractéristiques logiques liés à l'usage, les mesures envisagées créent des marchés protégés, où la demande d'un service est contrainte à n'acheter que dans le sous-marché de la technologie bidule et du catalogue de machin. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voir que ce découpage correspond à une volonté de maximisation d'une rente de monopole, et non d'une meilleure allocation des ressources. Il est d'ailleurs facile de relever les outils standard du monopole : franchise (un contenu n'est accessible qu'après acquisition du lecteur kivabien), marchés exclusifs (le zonage des DVD, que rien d'autre ne justifie), etc.

Paradoxalement, l'idée générale des DRM pourrait ne pas être mauvaise, si elle s'appliquait avec un protocole ouvert et documenté. Il serait alors possible de rendre la présence de cet outil obligatoire sur les supports de lecture. Mais l'implémentation actuelle m'oblige à considérer que la structure industrielle de la production (oligopole très influent) ne permet pas de mise en œuvre économiquement satisfaisante de cette idée.