Si je résume l'article en quelques lignes : Inès, jeune diplômée de SciencesPo en filière de journalisme, fait face au lot commun de son secteur : précarité et rémunération faible. C'est difficile à accepter pour une jeune femme qui, légitimement, aspirait à une parité salariale avec son conjoint (ingénieur architecte), d'autant plus que l'entrée de ce dernier dans la vie active conduit à des attentes en termes de consommation qu'elle ne pourra pas suivre de son côté.

Sur le fond, le portrait est intéressant en ce qu'il illustre de manière très claire des constats connus sur la part des inégalités salariales liées au secteur d'activité[1], quand bien même les femmes entrant sur le marché du travail sont aujourd'hui plus nombreuses à être diplômées du supérieur que les hommes de leur génération[2]. Ce qui m'interroge, je crois, est l'ampleur de la dissonance cognitive qu'il révèle. Cette jeune femme était consciente de faire le choix d'un secteur d'activité qu'elle décrit, reprenant un terme de ses parents, comme « bouché ». Cependant, et c'est l'ouverture de l'article : « J’étais convaincue qu’à mon échelle je serai capable de contredire les statistiques ». Il me semble assez normal qu'une jeune étudiante puisse tenir ce type de raisonnement[3]. Il me semble cependant que le déroulé de ses études aurait dû éroder considérablement ce biais de surconfiance : si on veut faire partie des trajectoires minoritaires (job stable et bien payé dans le journalisme), il me semble clair que cela passe par un parcours déjà exceptionnellement brillant pendant la formation. En d'autres termes, j'ai un peu de mal à comprendre par quel mécanisme la réalisation qu'elle présente comme contemporaine à l'entrée de son compagnon dans l'emploi ne s'est pas faite progressivement.

Et c'est là sans doute un reproche que j'adresserais à l'article. Tel qu'il est écrit, il est facile de jeter la pierre à Inès, en lui reprochant le décalage évident depuis le début entre ses aspirations à l'égalité salariale et le choix d'un secteur où tant la concurrence que la dynamique fondamentale du marché (Winner takes all) allaient la mettre dans une position désavantageuse sur ce point[4]. Deux choses à mon sens importantes sont ainsi laissées de côté. D'une part, il y a le côté manifestement genré des aspirations : c'est la jeune femme qui a fait des études de journalisme, et le jeune homme des études d'ingénieur. Contrainte de format peut-être, mais on ne peut pas évacuer comme relevant de la volonté individuelle les déterminations sociales de ces choix : qu'est-ce qui a conduit Inès a vouloir faire du journalisme, et son conjoint à être ingénieur ? Les réponses sont connues, mais cet aspect est absent de l'article. De même, on ne sait pas dans quelle mesure la résistance de cette idée qu'elle pourrait « faire mentir les statistiques » a été entretenue ou combattue lors de son cursus. En termes de politique publique, c'est une question importante : les étudiants en général sont-ils correctement informés de leurs perspectives et de leurs chances ? Il ne s'agit pas seulement là de leur fournir une information objective. On sait (et le cas d'Inès l'illustre sans doute) qu'il s'agit d'un domaine ou le biais de surconfiance joue à plein[5], et où il convient de déployer des approches comportementales adaptées.

Au final, cet article me semble porter en lui le risque de renvoyer sur Inès la pleine responsabilité de choix qui sont fortement socialement déterminés, et pour lesquels on ne sait pas si sa formation l'a convenablement accompagnée vers une appréhension réaliste de ses débouchés.

Notes

[1] « L'écart des salaires entre les femmes et les hommes peut-il encore baisser ? », par Dominique Meurs et Sophie Ponthieux, In: Economie et statistique, n°398-399, 2006. pp. 99-129. DOI : https://doi.org/10.3406/estat.2006.7119.

[2] Gadrey Jean, Gadrey Nicole, « Les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes selon leur niveau de diplôme », La Revue de l'Ires, 2017/3 (n° 93), p. 3-24. DOI : 10.3917/rdli.093.0003.

[3] Je suis plus gêné qu'une journaliste tienne maintenant ce langage. Cette jeune professionnelle va avoir à couvrir des sujets d'environnement, de science et de société où une bonne compréhension des statistiques est indispensable, et où il devient problématique pour moi de pouvoir dire que « cela me fait drôle » d'être dans le cas le plus fréquent.

[4] On pourrait aussi commenter que ce désavantage existe aussi dans la mesure où le couple reproduit le schéma dominant d'endogamie, où les plus hauts diplômes se mettent en couple entre eux. C'est le cas, mais il me semble que la dimension de choix conscient et délibéré est plus faible dans cette dimension.

[5] Comme chez les 75 % de conducteurs qui estiment mieux conduire que la moyenne.