Les éditeurs et le domaine public

L'auteur du billet avance l'idée que le domaine public fournira aux lecteurs numérique un fonds de collection qui échappera ainsi aux éditeurs, pour lesquels il constitue un fonds de portefeuille rentable. Il me semble clair que la disponibilité de ces textes dans le domaine public va augmenter le nombre de gens qui les lisent. Va-t-elle diminuer significativement le nombre d'achats ? J'en suis moins sûr. À moins de taper dans les livres à quelques euros, un texte, fût-il dans le domaine public, n'est pas présenté seul. Une édition digne de ce nom est une édition critique, avec une préface présentant le contexte et les enjeux de l'œuvre, une biographie de l'auteur, une mise en perspective du titre dans l'œuvre d'ensemble de l'auteur et dans le contexte artistique de l'époque, des éléments sur la réception du texte et sur sa postérité, etc. Vient ensuite un appareil de notes qui permet d'éclaircir certaines références, de proposer les variantes quand elles existent (et c'est appréciable pour des œuvres qui comme <em>Le Cid</em> de Corneille ont connu des versions significativement différentes). Déjà utile pour comprendre des auteurs récents (<em>La Voie Royale</em> est nettement plus claire quand on a des éléments de la biographie et de la pensée de l'art de Malraux), un tel appareil critique est tout simplement indispensable si on veut espérer comprendre des œuvres plus anciennes, par exemple les <em>Essais</em> de Montaigne, qui s'amusait déjà à dérouter son contemporain en détournant subtilement la pensée des auteurs antiques à l'aide de citations hors-contexte.

Évidemment, le livre électronique est un support de rêve pour ce genre de choses, puisqu'il permet de déployer un appareil critique considérable sans avoir à alourdir outre mesure le volume ou la typographie (imaginons une édition des <em>Essais</em> où chaque citation renvoie au bloc de texte original dont elle est tirée, telle que Montaigne l'a lue). De même, l'offre d'expertise pour établir ces éditions existe : c'est là tout l'objet de la recherche en littérature, et participer à une édition critique d'un auteur majeur est à ce domaine ce que la publication dans les plus grandes revues internationales est aux disciplines scientifiques. Il n'en reste pas mois que l'établissement pratique de cet appareil (établir les notes et les liens) est un travail considérable, et les personnes capables de le faire ont un coût d'opportunité trop élevé pour le faire bénévolement.

Il faut donc à mon avis relativiser l'attractivité du domaine public : plus le temps passe et moins les textes du domaine public se suffisent à eux-mêmes, à moi d'avoir soi-même une solide formation en littérature. Je pense donc qu'à tout le moins, ces textes continueront pendant un temps certain à alimenter les comptes des éditeurs capables de produire des éditions critiques de bonne qualité.

Les manuels

L'auteur du billet suggère que l'édition scolaire pourrait bientôt disparaître. C'est sans doute possible pour les sciences. Pour les lettres, j'ai déjà plus de doutes, liés à ce que j'ai dit ci-dessus : un manuel de littérature n'est pas une simple collation de textes. C'est là aussi l'appareil critique et pédagogique qui fait sa qualité. Pour les sciences humaines, j'ai encore plus de doutes : ouvrez un manuel d'histoire-géographie, et ôtez mentalement les contenus qui ne sont pas aisément remplaçables par des équivalents libres de droits. Pour l'histoire contemporaine, vous perdez une bonne partie des photographies, diagrammes, plans et schémas. Pour la géographie, vous perdez à peu près toutes les illustrations intéressantes. Participant occasionnellement à Wikipédia, je suis sensibilisé à ce problème : tant que les gouvernements n'auront pas, à l'image des États-Unis, mis dans le domaine public l'ensemble de la production de leurs services, l'édition scolaire aura de beaux jours devant elle.

Le rêve de l'auto-publication

On arrive là à ce qui est à mon avis la faille principale du billet : l'idée que les éditeurs ne servent qu'à faire de la mise en page, et le fantasme corrélatif de l'auto-publication. L'exemple donné par l'auteur illustre assez bien le problème : connaissez-vous beaucoup d'artistes qui ont émergé uniquement grâce à une autopublication en ligne ? Une poignée tout au plus, à comparer avec le nombre de nouveaux artistes qui démarrent dans le girons de labels indépendants. Ce n'est pas un hasard : l'offre dépasse de plusieurs ordres de grandeur la demande. Dans le cas de l'édition, un manuscrit sur 15 000 est accepté, et une maison d'édition moyenne reçoit 3 000 à 4 000 manuscrits par an (cela fait 11 manuscrits par jour). Qui aura le temps de lire tous ces manuscrits, dont la plupart sont rejetés pour d'excellentes raisons (ils sont mauvais, tout simplement), et sélectionner ceux qui en valent la peine ? C'est justement là le rôle central de l'éditeur. Dans une offre pléthorique, il effectue un tri, certes imparfait, mais qui permet au lecteur potentiel de ne pas être noyé dans une masse de textes sans intérêts. Il fonctionne, en quelque sorte, comme une agence de certification. Sans l'agence de certification, il est fort possible que ce soit tout le marché qui disparaisse (Akerlof a encore frappé). L'auteur oublie également que l'ouvrage publié est rarement identique au manuscrit proposé. Une relation avec un bon éditeur suppose un certain nombre de va-et-vient destinés à améliorer le texte.

Certes, l'édition numérique peut modifier la forme de cette certification, qui pourrait être un abonnement à une liste des titres certifiés par un éditeur donné, ou plus probablement un accès payant à ces titres du fait d'un contrat d'exclusivité. Rien de très différent, en somme du modèle actuel. En effet, la certification repose sur l'établissement de réputations, et les maisons d'édition restent les mieux placées pour cela.

C'est pourquoi l'argument sur le passage des auteurs à des modèles alternatifs me semble tomber dans la même ornière : cela peut flatter l'ego qu'un livre soit édité, encore faut-il qu'il soit lu pour avoir un impact. Si le système repose, comme je le suggère plus haut, sur des certifications, publier chez un éditeur inconnu ne sert à peu près à rien, et donc publier dans les maisons « alternatives » suggérées par l'auteur du billet pour constituer avant tout un mauvais signal sur la qualité du livre et celle de l'auteur. Ce qui est d'ailleurs déjà le cas si je m'en réfère à mon expérience sur Wikipédia, où on voit régulièrement débarquer des auteurs de théories fantaisistes « publiés » dans des maisons où on se demande si ce n'est pas du compte d'auteur.

Les système de recommandation

Là, on quitte le domaine de l'édition pour celui de la librairie. Je suis d'accord avec l'auteur dans l'idée que les systèmes de recommandation basés sur des réseaux sociaux ou sur une analyse automatisée de nos lecture passée sont voués à fournir une information de qualité sur ce qui est susceptible de nous plaire. Encore faut-il qu'il y ait des données pour ce faire : un système qui ne serait assis que sur ce fonctionnement souffrirait d'un grave problème d'initialisation : où trouver les recommandations initiales pour les ouvrages qui viennent de sortir ? Le problème est évidemment multiplié par plusieurs ordres de grandeurs si ce n'est pas dans une offre publiée qu'il faut faire le tri, mais dans la jungle de dizaines de milliers de manuscrits.

Qu'en pense le secteur de l'édition

Là où je rejoins l'auteur du billet, c'est dans le constat que le secteur de l'édition français non seulement n'a rien vu venir, mais en plus s'accroche à des solutions inadaptées (comme l'extension du prix unique au livre numérique, alors qu'il paraît clair que ce sont les systèmes d'abonnement qui permettent de dégager le plus de revenus d'un catalogue), voire ridicules (l'idée que le prix du livre numérique doit être le même que celui de son équivalent papier repose, dans le texte du SLE, sur une conception de la valeur depuis longtemps obsolète : le prix, c'est la rencontre de l'offre et de la demande, un point c'est tout). L'édition française va donc probablement traverser des années difficiles. Mais je doute qu'elles signifient sa disparition.