Le départ : une proposition mal défendue

Le point de départ de la partie de la discussion qui m'intéresse est la proposition d'inscrire la gastronomie française au patrimoine oral et immatériel de l'humanité à l'UNSECO. A priori, la proposition n'est pas complètement absurde. On peut défendre l'idée que la gastronomie française est constituée par un ensemble de recettes qui méritent d'être préservées comme une forme importante d'expression de la créativité humaine. Sauf que ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ce label est en effet conçu pour protéger des traditions raisonnablement bien définies, codifiées et menacées. Or, la cuisine française n'est pas clairement définie (ce ne sont pas seulement les méthodes de vinification qui font la qualité des vins français, ce sont aussi leurs terroirs, la fondue est-elle de la cuisine française ou suisse, etc) ni codifiée (au contraire, chaque chef a sa recette) ni, apparemment, menacée (si on en croit le nombre de restaurant français à l'étranger et la préférence des Français pour les repas préparés à domicile).

Les proposans ont bien vu cet écueil, et donc ce qu'ils proposent n'est pas de protéger la cuisine, mais la tradition gastronomique. Les problèmes mis à la porte reviennent alors par la fenêtre. Quelle est cette tradition, demandait Ali Baddou ? Les invités de répondre qu'il s'agissait des longs repas à table, avec de nombreux plats successifs, l'association entre alcool et mets ainsi que le fait de considérer la discussion à propos de cuisine comme un sujet à la fois plaisant et sérieux. Certes, l'incapacité des Français à parler d'autre chose que de bouffe quand ils sont à table suscite toujours l'étonnement des étrangers, mais de là à en faire un fondement de la gastronomie française, il y a un gouffre. Gouffre d'autant plus large que de nombreuses autres cultures présentent un rapport similaire à la nourriture. Pour avoir été invité dans un restaurant de cuisine traditionnelle japonaise (dite parfois cuisine de Kyoto : on ne parle pas ici de sushis, mais de plats préparés en fonction de la saison et de la météo du jour, avec une attention portée à l'apparence qui ravale la Nouvelle Cuisine au rang d'aimables dilettantes), je peux vous assurer que le soin apporté tant à la cuisine qu'au discours qui la concerne n'a rien à envier à ce qui se fait en France. J'imagine d'ailleurs que les exemples de ce genre sont légion, et qu'à peu près chaque pays pourrait faire labelliser sa propre tradition gastronomique si la demande française était acceptée.

Évidemment, la discussion à rapidement tourné aux accusations mutuelles d'esprit de clocher contre refus de reconnaître une part essentiel de ce qui fonde le lien social (oui, les deux invités n'avaient manifestement pas peu de paraître emphatiques). Elle a donc soigneusement évité ce qui, à mon sens, constitue l'intention de la demande française : faire certifier une relation entre les deux pans de l'image de marque à l'étranger de la France, la (haute) culture d'une part et la gastronomie d'autre part.

Un pas en arrière

Avant d'expliquer cela, petit retour en arrière. Il y a quatre ans, je suivais dans une université japonaise un petit cycle de conférences donné par un professeur américain à propos du Global Strategic Management. Ce qui m'intéresse ici est une remarque faite au cours de la troisième conférence. Le conférencier y défendait l'idée qu'une image de marque, entendue comme un ensemble cohérent de caractéristiques, d'images ou d'émotions associées à une entité, pouvait aussi bien être l'apanage d'un pays que d'une entreprise. Ainsi, disait-il, plusieurs pays sont particulièrement habiles dans l'entretien d'une image flatteuse qui leur permet d'attirer des visiteurs ou de vendre leurs produits à des prix qui ne s'expliquent pas par leurs seules caractéristiques matérielles. Et de citer la France comme l'exemple le plus flagrant et le plus abouti d'une telle politique.

Ce que j'ai pu voir au Japon ou aux États-Unis sur l'utilisation faite de la marque « France » conforte ce que disait ce conférencier : une image de raffinement et d'art de (bien) vivre, faite d'un mélange de mode, de culture (principalement autour de la figure des Impressionnistes) et de gastronomie. En l'occurrence, la démonstration était rendue encore plus convaincante par l'exemple inverse. Ainsi, les étudiants japonais ont-ils été estomaqués d'apprendre que leurs exportations de biens culturels (dessins animés, bandes dessinées, jeux vidéos, arts martiaux, etc.), principalement issues de la culture populaire ou de la culture de masse, représentaient un poste équivalent à celui des biens technologiques qui ont fait la réputation du Japon dans les années 1980. La réaction instinctive de la plupart d'entre eux (certains l'on dit), était que ces contenus étaient incompréhensibles pour des non-Japonais, et partant inexportables.

Ainsi, on voit tout l'intérêt que peut avoir pour un grand nombre d'entreprises françaises (penser au Comité Colbert) d'unir par une certification internationale les différents aspects de l'image de marque de la France. L'astuce, évidemment, est que cela fonctionne d'autant mieux que l'intention n'est pas apparente. Ce qui explique peut-être la réticence des deux invités à d'envisager la proposition dans ces termes.