Comme je l'avais sans doute déjà fait remarquer, une chose remarquable dans le domaine de l'économie de la culture est que le discours sur le champ est dominé par des acteurs du champ lui-même. Alors qu'en macroéconomie par exemple, le discours des économistes académique et celui des « experts » sont souvent très différents, les économistes de la culture sont souvent à l'unisson des discours des auteurs et éditeurs. J'aurais donc dû me méfier.

J'ouvre donc ce livre, et dès l'introduction, l'ennemi est clairement désigné : Vivendi Universal Publishing jouera le rôle du (grand) méchant dans tout le livre. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, puisque les auteurs donnent en exemple leurs propres démêlés avec cette maison d'édition (p. 89 et passim). Pourquoi ? Parce que Vivendi symbolise pour les auteurs ce qui tue le livre : la domination d'une logique commerciale (oui, messieurs les auteurs, il existe une traduction française de marketing, pourquoi ne pas l'employer ? Cela sonnerait-il moins menaçant ?), la multiplication de livres interchangeables, et le contrôle des canaux de promotions. A priori, l'argument peut ne pas être mauvais : pas besoin de faire un dessin à un économiste pour lui expliquer que quand une entreprise est en situation de monopole, elle a toute les raisons d'abuser de son pouvoir. Il doit donc être facile de le prouver. Malheureusement, c'est là où échoue spectaculairement ce petit ouvrage.

En effet, on ne rencontre pas un seul argument quantitatif. Il n'est pourtant pas difficile de trouver des chiffres sur la concentration de la distribution de livres ou sur celle des ventes (auprès du Ministère compétent, par exemple). L'ennui, sans doute, est que les chiffres en question rendent moins percutants certains arguments des auteurs. Même si on souscrit à leur idée que la recherche du succès conduit à la multiplication des « livres-frères », penser que cela se fait au détriment des livres innovants demande un acte de foi quand le nombre de nouveautés et rééditions passe de 20 000 à 30 000 titres en dix ans. Ce manque criant de chiffres affaiblit ainsi considérablement les différents arguments, qui ne sont étayés que par des exemples, dont on ignore le niveau de généralité, et par des propos choisis d'acteurs non-neutres du champ (Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit par exemple).

En parlant des éditeurs, les auteurs soulignent combien la diversité des noms dissimule la concentration effective des éditeurs. Leur argument est que les détenteurs préfèrent conserver cette multiplicité de maisons afin de faire croire à une illusoire diversité. Je peine à croire à un tel machiavélisme si les détenteurs sont d'autre part, et les auteurs de l'ouvrage en font un grief majeur, obsédés par la rentabilité. En effet, garder plusieurs maisons fonctionnant de manière relativement autonome implique une multiplication assez impressionnante des coûts fixes. Tout cela seulement pour tromper le chaland ? Je n'y crois pas: les lecteurs attentifs à la collection connaissent cette concentration, et ceux qu'une telle manœuvre trompe n'en ont de toutes manières cure. Je suis plutôt porté à croire que le maintien des collections sous leurs noms d'origine relève d'une stratégie de signal, par lequel le détenteur souligne précisément l'existence d'une différence réelle de stratégie entre ses différentes branches. Idée gênante quand on défend, comme le font les auteurs, que l'offre est noyée dans une grisaille de livres identiques.

De manière assez intrigante également, ce livre semble révéler une profonde méconnaissance de l'histoire du livre et des éditions. Ainsi, à plusieurs reprises, les auteurs s'insurgent contre la multiplication de livres écrits en fonction des goût du public et des logiques commerciales, cette multiplication de livres similaires étant présentées comme la mort de la culture. Certes, mais ne peut-on pas trouver dans l'histoire littéraire des auteurs écrivant assez explicitement en fonction des goûts de leur public ? Balzac, payé à la ligne, saute immédiatement à l'esprit. Certaines descriptions balzaciennes, si souvent reprises en dictées, avaient pour but essentiel de gonfler le nombre le lignes pour atteindre son quota hebdomadaire au Gaulois. Encore se souvient-on de Balzac. Mais il ne faut pas oublier la kyrielle d'auteurs qui, à la même époque, faisaient comme lui, en moins bien, sur les mêmes thèmes. Vous ne me croyez pas ? Relisez un peu le prolifique Eugène Sue ou le plus prolifique encore Alexandre Dumas père. Et à nouveau, ces auteurs au moins ont survécu. Que dire de ceux qui ne sont pas passés à la postérité ?

De même, les auteurs opposent au gentil éditeur d'antan, qui sélectionne les livres sur leur qualité plutôt que sur leur capacité à se vendre, au méchant éditeur commercial, qui pense en termes de profit. Cette « nouvelle vague » des éditeurs menace de submerger l'édition, en orchestrant médiatiquement le lancement de livres, que les pauvres consommateurs trompés par les campagnes de pub, prendront pour des ouvrages de qualité et achèteront. Mais... cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ? Si vous avez lu Les Illusions Perdues, certainement : cette logique « nouvelle » d'une édition alliée au pouvoir médiatique ressemble comme deux gouttes d'eau à ce qu'était déjà l'édition du temps de Balzac. Voilà qui ne nous rajeunit pas, et interroge leur argument voulant qu'une telle évolution signe la mort à court terme de l'édition de livres de qualité.

Comme souvent quand il s'agit de dénoncer, l'absence de propositions réalistes achève de discréditer cet ouvrage. Ainsi, alors que le problème est correctement identifié comme un problème de concentration verticale, que suggèrent leurs auteurs ? Des subventions, des subventions aux petits éditeurs, au petits libraires, aux petits auteurs. Les grandes maisons contrôlent les canaux de distributions ? Créons, à grand renfort de deniers publics, une agence indépendante de diffusion. Ne suffirait-il pas de s'assurer de l'existence d'un marché concurrentiel de la diffusion ? Sans doute, mais on a là deux termes honnis : marché et concurrence.

Enfin, dans ce livre, il manque un acteur essentiel. Le lecteur. Regardons le portrait qu'en font les auteurs de L'édition sous influence : le lecteur est dupe de toutes les stratégies des grandes maisons, qui bien sûr ne visent qu'à le tromper. Il achète un ouvrage sur la foi de ce qu'il voit à la télévision, ou parce qu'il est en avant des rayonnages. Et bien sûr, il est incapable de faire la différence entre un livre inintéressant et un ouvrage de qualité. Je veux bien que ce type de mépris pour le public, qui, comme chacun sait, écoute et lit de la m****, soit répandu dans les milieux culturels ? Mais on ne peut pas pour autant y fonder ainsi sont raisonnement.

En résumé, ce qui aurait pû être une utile analyse du pouvoir de monopole tourne rapidement à une forme peu agréable de poujadisme intellectuel, de lutte des petits pleins de vertus contre les méchants capitalistes. On n'y croit pas, et c'est dommage, parce qu'il est fort probable que la concentration, plus dans sa dimension verticale qu'horizontale, nuise effectivement à la santé du marché du livre en France. Mais peut-être pas pour les raisons qu'évoquent les auteurs. En effet, la baisse (relative) de la lecture ne s'éclaire-t-elle pas d'un jour nouveau quand on apprend que le prix des livres a progressé une fois et demie plus vite que l'ensemble des prix sur les vingt dernières années ?