Courbes économiquesL'enseignement universitaire de l'économie comprend souvent un fort contenu mathématique (voir par exemple cette formation, celle-ci ou encore celle-là). Pour des élèves venus de filière ES ou de classes préparatoires B/L, habitués à entendre que les sciences sociales sont unes et indivisibles, le choc est rude. Il l'est d'autant plus que les modèles et outils présentés (macroéconomie, économétrie) font appel à des outils avancés par rapport à ce qui est présenté au lycée (calcul matriciel, probabilités). Surtout, il domine dans les filières sus-citées un discours de méfiance à l'égard de l'économie mathématique, soupçonnée, parfois à juste raison, de simplifier à outrance la réalité au profit d'une idéologie ultra-libérale. En pratique, naturellement, les choses sont plus compliquées que ça.

Pour être passé par le filtre de la B/L, il faut bien reconnaître que l'économie littéraire est très séduisante. Sans être plus facilement accessible, elle propose de manière plus directe une description nuancée de la réalité et propose des idées-forces qui permettent de comprendre de vastes pans du fonctionnement de l'économie. Il faut ainsi être bien obtus pour reprocher à Keynes ou à Schumpeter de n'avoir pas mis leurs idées en équations. L'ennui de l'économie littéraire, c'est qu'on aimerait que l'économie progresse, c'est-à-dire qu'elle puisse se construire par accumulation de contributions plutôt que par l'affrontement constant de systèmes de pensée incompatibles. On aimerait surtout pouvoir distinguer de manière fiable ce qui est juste de ce qui ne l'est pas. En d'autres termes, on voudrait pouvoir obtenir des énoncés falsifiables.

C'est justement là que le bât blesse. Pour être confrontés aux données (chiffrées) dont on dispose sur l'économie, il faut pouvoir traduire ces énoncés en termes mathématiques. Dès lors, pourquoi ne pas directement exprimer ces énoncés dans un langage mathématiques. Et hop, on vient de réinventer l'économie mathématique.

Mais la justification de l'omniprésence des mathématiques dans les cursus d'économie est plus profonde que cela. Exprimer des idées de relations dans un langage mathématique oblige à formuler des hypothèses, et donc à une nécessaire modestie quant à la valeur des énoncés produits. De même, il est absolument fondamental de maîtriser les outils économétriques, pas tant pour les appliquer directement (les logiciels statistiques épargnent beaucoup de travail) que pour connaître leurs limites. À un niveau très élémentaire, cela permet de dresser l'oreille et de repérer les sophismes face à des affirmations telles que

Les ventes de disques ont baissé et les téléchargements ont augmenté, donc ce sont les téléchargements qui sont à l'origine de la baisse des ventes de disques.

Que donc dire d'autre aux économistes dans la passe mathématique qui les attend tous en L3 et en M1 ? Sans doute pas grand'chose d'autre que : Persévérez ! Oui, je sais, c'est pénible de vouloir faire de l'économie et de faire de la technique. Oui, la théorie microéconomique du consommateur a l'air ridicule. Mais attendez d'être en M2 avant d'arrêter votre opinion : le fait que bien souvent les gens se comportent dans l'ensemble comme des maximisateurs égoïstes est solides, même si ce n'est pas, de loin, la trouvaille la plus réjouissante de l'économie.

Est-ce à dire qu'il faut abandonner ce sentiment d'être face à une cathédrale vide et sans Dieu quand on étudie l'équilibre général d'Arrow-Debreu ? Certainement pas. Ce sentiment est le plus puissant garde-fou de l'économie : il permet de toujours se souvenir qu'on ne parle pas d'un monde fictifs, mais de personnes humaines, et ce dans une dimension importante, mais non unique, de leur existence.