Femmes et jeux vidéo : chercher dans la frange
Suivant de l'échange avec Denis Colombi, commencé ici et continué là, je reviens sur mon argument de l'oligopole à frange.
Revenant sur mon précédent billet, j'ai l'impression de ne pas assez avoir souligné la répartition des rôles dans un oligopole à frange, structure qui me semble assez bien décrire le secteur des jeux vidéos.
Dans ce type de structure de marché, le rôle de l'oligopole central est de faire passer à l'échelle industrielle les idées surgies de la frange. En d'autres termes, de repérer les recettes qui fonctionnent et de les exploiter de manière la plus large (ampleur des projets) et profonde (suites, déclinaisons, produits dérivés) possible. Dans le cas des jeux vidéos de ce type, qui nécessitent des budgets comparables à ceux d'un long-métrage, cela passe par une anticipation correcte des représentations du public potentiel, qui est aussi le public associé traditionnellement au produit concerné. Plus encore, c'est à ce niveau qu'on a observer les stratégies les plus agressives de segmentation du marché, destinées à augmenter les revenus tirés de ce cœur de cible, quitte à ne pas vouloir ratisser plus large.
C'est de type de stratégie marketing qu'observe Denis, avec une sorte de course en avant sur la représentation sexiste, s'adressant à un public supposé masculin en sexuellement un tantinet frustré (ce qui, ex post, est autoréalisateur).
Dit autrement, le mode de fonctionnement de l'oligopole est d'amasser, à l'aide d'idées établies, des rentes qui permettront de racheter les bonnes idées émergeant du terrain d'expérimentation qu'est la frange.
Rechercher l'innovation (ici, la sortie des clichés sexistes) dans les produits de l'oligopole est donc faire dès le départ fausse route. L'innovation n'est pas la compétence première de l'oligopole, et certainement pas son avantage comparatif. Chercher une évolution dans ce domaine, c'est donc être sûr de ne pas la trouver.
Si innovation il doit y avoir, elle se trouve, nous dit la théorie économique de ces industries, dans la frange. Quelle est cette frange ? En l'état, on la trouve probablement dans les myriades d'applications et de jeux sur téléphones portables ou sur réseaux sociaux (PloumVille, CastleBidule, MachinQuest). C'est en effet là que les coûts d'entrée sont les moins élevés, où peuvent se déployer les essais de modèles d'innovation par rapport à l'oligopole.
Justement, il me semble avoir relevé, au fil de mes lectures, que le sex ratio sur ces jeux était souvent proche de la parité. Il existe donc, pour ces jeux, une demande féminine solvable (Zynga), et qui a été dûment valorisée comme telle par le marché.
Tout cela me conduit à maintenir la conclusion de mon billet précédent : il faut bien préciser de quoi on parle. Il existe une demande féminine solvable pour des jeux vidéos, demande qui a été repérée et exploitée, prenant la forme d'un type particulier de jeux (dérivations de Sim City, avec une dimension sociale).
Ce que cherche Denis, ce ne sont donc pas des jeux vidéos destinés à un public féminin, mais des adaptations gender-neutral de jeux sont le public est masculin. Et là je persiste à penser que s'ils n'existent pas, c'est parce qu'il n'y a pas de demande solvable pour ce type de jeux (rappelons qu'il s'agit de jeux qui ne sont rentables qu'à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires).
Je souligne que je ne dis pas qu'un FPS attirant un public féminin ne peut pas exister. En revanche, je pense pouvoir dire qu'un FPS attirant largement un public féminin sera très significativement différent des FPS actuels, comportant une innovation majeure. Innovation qui n'a pas été réalisée pour l'instant.
Pour aller un peu plus loin et enfoncer le clou, je suis bien convaincu qu'il est difficile de faire de la bonne économie des secteurs culturels sans en comprendre la sociologie. Mais la réciproque est également vraie, et je regrette qu'une mauvaise connaissance du fonctionnement économique du secteur puisse conduire Denis à chercher l'innovation là où elle ne peut pas être.
Publié le lundi, novembre 12 2012, par Mathieu P. dans la catégorie : Réactions - Lien permanent
Commentaires
lundi, novembre 12 2012
23:06
Je suis d'accord avec vous. Et les éditeurs mainstream ont aussi visé les femmes: les Sims étaient sans doute destinés à ce public.
En prime, je remarque qu'il n'y a pas que du marketing macho pour les jeux vidéo, même pour des jeux dont je pense qu'ils sont joués à une écrasante majorité par des hommes. Je pense aux wargames et aux jeux 4X par exemple.
Le billet de Denis me paraît aussi receler une erreur fatale: partir d'une pub macho pour décrire les stratégies commerciales d'un secteur qui s'est beaucoup diversifié. C'est un peu comme si on partait de la couverture de Penthouse pour tirer des conclusions sur l'ensemble de la presse magazine.
— Proteosmardi, novembre 13 2012
09:31
Je crois, honnêtement, que nos problèmes viennent de ce que tu n'as pas bien compris la question que je me pose, et donc les raisons qui me poussent à ne pas me satisfaire de l'explication par l'oligopole à frange et la demande solvable - dont je reconnais cependant la portée heuristique pour des questions qui sont différentes des miennes (mais je pense que j'y reviendrais dans un billet ad hoc).
Ma question n'est pas de savoir pourquoi les grands éditeurs n'innovent pas, mais de savoir pourquoi les femmes sont exclues du public potentiel - et je dis bien "exclues", c'est-à-dire qu'il existe un ensemble de choix qui conduisent à les freiner dans leur demande et pas seulement à ne pas servir cette demande. Je m'interroge aussi sur ce qui fait que la structure genrée du marché se reproduit et ce même dans la frange concurrentielle qui semble avoir du mal à penser ce public autrement que comme une catégorie particulière, ce qui conduit à en faire un marché de niche. J'étais parti pour cela, à l'origine, de l'introduction par Lego d'une gamme girly : on a là quelque chose qui ne se passe pas à la frange, mais qui vient renforcer la structure genrée du marché. C'est certes parce qu'il existe une demande pour ce type de biens, mais ce qui me semble intéressante c'est que cette demande produit une offre qui produit une demande qui produit une offre... Bref, que l'on est sur quelque chose qui ressemble à un équilibre au sens le plus économique du terme. Et c'est ça qui m'intéresse.
De ce point de vue, l'explication par l'absence de demande solvable que ce soit à la frange ou au coeur de l'oligopole ne me paraît pas permettre de comprendre les raisons de cette exclusion autrement qu'en disant que les joueurs mâles et macho sont prêts à payer pour et à faire des efforts pour la maintenir. Ce qui était finalement le thème de mon premier billet. En soulignant que, du coup, ces pratiques incitaient les éditeurs à ne pas chercher à servir une autre demande.
A partir de là, s'ajoute mon deuxième point, que l'on peut résumer basiquement par le fait que le marché est socialisateur, et que c'est cela qui conduit à la force de la structure genrée. Il me semble que c'est un point que tu laisses un peu vite de côté pour, dans ton premier billet, placer entièrement la constitution des dispositions genrées en dehors du marché.
Le deuxième billet, que j'ai publié hier, va dans ce sens en approfondissant en quoi peut se faire cette socialisation, et en passant par une sociologie du packaging : il ne s'agit pas à chercher un contenu moins genrée dans les productions les plus importantes puisque, comme tu le souligne dans le billet précédent, les femmes ne vont pas forcément être amené à consommer ces productions, mais à comprendre précisément pourquoi les femmes ne sont pas amenées à consommer ces productions. Et pour cela, le découpage du marché par le packaging qui en vient à exclure les femmes ou à leur réserver certains biens particuliers, comme le fait remarquer Proteos à propos des Sims, est un point important. Surtout qu'il révèle une façon particulière de percevoir la demande qui n'a aucune raison d'être la plus efficiente possible. Cette discussion était partie de la métaphore du billet de banque : tu disais que si un billet de banque était par terre, quelqu'un l'aurait ramassé, donc que si une demande solvable existait, quelqu'un la servirait. Je te demande de considérer le cas où les acteurs sont persuadées que l'on ne peut trouver des billets que dans les arbres et ne pensent donc pas à regarder au sol. J'ai d'autres problèmes avec cette métaphore (en gros, les acteurs peuvent susciter l'existence du billet de banque...), mais ce sera pour une autre fois.
Pour le reste, je trouve dommage que tu supposes que j'ai une mauvaise connaissance de l'économie de la culture seulement parce que je ne la trouve pas entièrement convaincante. Tu as déjà raconté comment tu avais fait le cheminement depuis l'éco "hétérodoxe" façon alter-éco (je mets "hétérodoxe" avec des guillemets parce que j'ai du respect pour les vrais hétérodoxes, si rares) jusqu'à l'économie orthodoxe. J'ai pour ma part fait un cheminement différent, de l'économie orthodoxe à la sociologie économique.
— Une heure de peinemardi, novembre 13 2012
09:34
PS : tu aurais quand même pu intitulé ton billet "cherchez la femme" ou "looking for the girl" pour faire de subtiles références soit à Dumas soit à Gaiman.
— Une heure de peinedimanche, novembre 18 2012
12:22
Hello à vous deux
Je ne résiste pas à la tentation d'apporter ma pierre à cet intéressant débat. Il me semble que, plus que par des questions de méthodes, vous êtes surtout séparés par les exemples que vous avez en tête et les questions auxquelles vous voulez répondre.
Il me semble que Denis se demande pourquoi un produit donné, par exemple un gros best-seller vidéoludique, n'est pas davantage marketé et packagé à destination du public féminin. Mathieu au contraire se demande pourquoi il n'y a pas davantage de jeux produits par de gros éditeurs à destination de ce même public, et explique qu'ils seront typiquement produits par des producteurs de niche.
Pour la deuxième question je suis parfaitement d'accord avec Mathieu : il y a suffisamment de concurrence entre producteurs de jeux, notamment dans les jeux à petit budget, pour qu'une demande de jeux moins à destination de la catégorie visée par la pub de Sony trouve son offre, et bien des jeux existent pour le prouver.
En revanche ça ne répond pas tout à fait à la question de Denis, qui est plutôt pourquoi les éditeurs choisissent-ils de genrer autant leurs gros jeux et leur marketing. Notons d'abord que plus il y a de possibilités de développer une offre plus ciblée sur un genre ou une catégorie particulière, moins il est efficace probablement de rendre un blockbuster plus attractif pour les catégories en question.
Je trouve néanmoins l'argument du "il n'y a pas de billet de 100 dollars par terre" développé par Mathieu moins pertinent dans ce cas (qui n'est pas celui qu'il a en tête à mon avis). Lorsqu'un éditeur sort un nouveau CoD ou autre gros (poids) lourd du même genre, il pourrait tout à fait prendre en compte qu'en utilisant un marketing moins stupide que d'habitude il attirerait sans doute plus de joueuses. Mais il y a un trade-off : en ciblant moins le public type de ce jeu, je perds potentiellement certains joueurs mais gagne peut-être certaines joueuses. Etant donné le coût de ce type de jeu l'échec n'est pas une option, le moins risqué est donc de s'en tenir au public habituel. Autrement dit on ne peut pas attendre de l'éditeur de ce type de jeu qu'il cherche à expérimenter pour mieux connaître la demande, cela sera fait beaucoup plus facilement via des petits jeux (qui pourraient donner par la suite des jeux de plus en plus gros si la demande est au rendez-vous). Il est donc tout à fait possible qu'un FPS se vendrait bien auprès des filles avec un packaging un peu différent et que l'éditeur y gagnerait, mais que celui-ci ne tienne pas à prendre le risque (ie. ses anticipations sont rationnelles en moyenne mais pas parfaites). La raison pour laquelle je crois assez à ce type d'explication est que pour d'autres types de jeux des choix différents ont été faits. Par exemple World of Warcraft se situe dans un monde fantasy a priori plutôt masculin, pourtant l'éditeur a jugé peu risqué d'offrir un contenu relativement girl-friendly, sans compter qu'il fait probablement face à une grosse pression pour attirer de nouveaux joueurs.
Il ne me semble pas très difficile non plus pour un économiste d'admettre que les préférences des individus puissent être affectées par l'offre de produits culturels, pour traduire en langage d'économiste ce que suggère Denis. Peut-être qu'effectivement si les producteurs de block-busters réfléchissaient davantage à leur public féminin, il y aurait une certaine convergence entre les préférences des joueurs et des joueuses en matière de jeux vidéo, ce qui rendrait rentable de produire des jeux "mixtes". L'offre créerait sa demande, comme dit Denis, ça ne me semble pas franchement hétérodoxe à vrai dire (des petites externalités dans la consommation rationaliseraient facilement le phénomène). En revanche il me semble qu'on peut raisonnablement supposer que chaque éditeur en particulier est "norm-taker" : lorsque je produis un jeu je ne peux pas m'attendre à changer l'attitude d'une catégorie de la population vis à vis d'un type de jeux. Autrement dit, peut-être que si tous les producteurs de jeux adoptaient un packaging plus mixte les comportements de consommation se modifieraient d'une manière telle que ce packaging serait rentable, mais que tant que ce n'est pas le cas chaque éditeur a intérêt à maintenir une stratégie de segmentation. Je pense que certains très gros comme Nintendo peuvent se permettre le luxe de créer une nouvelle catégorie de joueurs, et qu'ils l'ont fait avec la Wii. Mais le gros de la production vidéoludique me semble davantage suivre la demande et donc refléter les attentes des joueurs et des joueuses (bien sûr tout en les influant et en les renforçant) que les créer volontairement.
— J-E