Pour Smart, Frédéric Martel[1] adopte essentiellement la même démarche que pour Mainstream : plutôt que de discourir de ce qui peut se voir depuis une fenêtre du centre de Paris (coucou A. F.), il a parcouru la planète dans une vaste enquête mettant en évidence la pluralité des utilisations et des approches du réseau des réseaux. Certaines étapes de ce voyage sont attendues, comme la Californie, lieu de localisation des noms les mieux connus (Apple, Facebook, Google), ou Washington, pour l'aspect réglementation, mais les autres le sont beaucoup moins : Pékin, Moscou, Mexico, Nairobi, Tel-Aviv ou Gaza. Autant de territoires, autant de conceptions d'Internet, autant d'usages.
Ce périple donne la matière à la première partie du livre et alimente la thèse centrale : même les plus technophiles d'entre nous ne connaissent qu'une toute petite partie d'Internet, le reste nous étant souvent techniquement accessible, mais inintelligible en pratique. Cette segmentation passe de manière évidente par la barrière de la langue, mais aussi par des plates- formes différentes: Okrut au Brésil, VKontakte en Russie, etc. Parfois, l’inaccessibilité passe par des barrières plus visibles, qu’il s’agisse de la maladroite censure Russe ou du Grand Firewall chinois, sur lequel veillent nombre de censeurs. Ainsi, Frédéric Martel nous fait faire un tour ce ces Internets, profondément nationaux, qui ne communiquent entre eux qu’à la marge, par des franges, loin d’un modèle de transparence globale.
La deuxième partie du livre approfondit cette perspective en décrivant les utilisations locales faites des technologies de l’information, de la constitution de smart cities, de manière endogène dans un écosystème ou, pour des résultats douteux, ex nihilo dans le cadre de grands plans d’aménagement urbains. À la fin de cette partie s’intercale un chapitre particulièrement intéressant, sur l’acculturation des pays musulmans au net, allant de l’utilisation de ces outils pour la pratique religieuse quotidienne à l’analyse de la stratégie média de l’islam politique. Si les autres chapitres m’ont donné l’impression de compléter une connaissance que j’avais déjà de manière diffuse, j’ai retrouvé dans ce chapitre intitulé My Isl@m la même impression que dans Mainstream, de décentrement et de découverte d’un pan inédit pour moi du paysage mondial.
La troisième partie de Smart revient sur la manière dont ces Internets modifient l’approche des industries de contenu, et comment se déroulent les relations entre les grands acteurs du net et les régulateurs, d’un côté à l’autre de l’Atlantique. Sur ce dernier sujet, on retrouve un des sujets de prédilections de Martel, la manière dont les États-Unis, sous leur apparence de non-intervention, investissent des sommes importantes dans la promotion et le développement de leurs acteurs, tandis que l’Union Européenne parle beaucoup mais n’agit qu’en ordre dispersé et de manière in fine peu efficace.
N’allez cependant pas croire à lire cette recension que Martel nie la puissance et la pertinence de plates-formes, de marques et de contenus qu’on retrouve d’un bout à l’autre de la planète. Loin de là, ces éléments sont également analysés dans Smart. Mais l’apport du livre et de montrer qu’à cette identité globale se conjuguent des identités profondément locales, territorialisées, voire créant de nouvelles communautés et de nouveaux territoires culturels qui rendent aussi pertinents que jamais les outils de l’anthropologie et de la géographie pour comprendre les dynamiques du net.
Si j’avais une réserve, ce serait que dans son souci de montrer à quel point les différences d’usage d’outils similaires peuvent construire à des Internets différents, Martel passe très rapidement sur les enjeux des limites implicites ou explicites intégrées dans la technologie elle-même. Mises en évidence sous le terme code is law, cette approche met en évidence comment le code lui-même ainsi que la capacité (ou non) de modifier ce code conditionne les usages possibles des technologies. Les formats fermés, l’absence de support des formats ouverts (le Kindle est un exemple emblématique) ou les DRM constituent les exemples les plus flagrants de ce phénomène, dont d’autres manifestations ne sont pas moins gênants d’être plus insidieuse, à l’image de la manière dont Facebook filtre les publications arrivant sur votre fil d’actualité d’une manière opaque et surtout peu configurable.
En tout état de cause, Smart me semble une lecture essentielle pour quiconque veut comprendre le fonctionnement actuel du Net, ou plutôt des Internets, au-delà ce la petite lucarne de sa langue et de ses communautés, géographiques comme virtuelles.
Frédéric Martel, Smart, enquête sur les Internets, Stock, 2014.
Note
[1] @Martelf sur Twitter