Les lieux de la production culturelle mondiale

Cette partie prend la forme d'un tour du monde, sur les lieux de la production ou de la consommation de contenus.

Première étape, la Chine, représente le rêve des producteurs de contenus américains. Et aussi leur cauchemar : malgré des sommes colossales investies, les entreprises de pénétration de ce marché ont échoué, soit face au mur de la censure, soit face à des changements brutaux de législations, avec à l'occasion leur expropriation pure et simple. Au point qu'en l'état, ils semblent contraints soit à financer des entreprises dirigées de fait par des Chinois, soit à passer par l'immense petite porte d'un marché pirate florissant (on apprend ainsi que, sans grande surprise, copies légitimes et pirates des CD, DVD et jeux vidéo sont très probablement produits par les mêmes usines). Par ailleurs, la créativité semble se concentrer à Hong-Kong où à Taïwan, là où pèse moins la censure.

Suivent l'Inde (Bollywood), le Japon (mangas), l'aire est-asiatique (J-Pop, K-Pop, Canto-Pop, dramas), l'Amérique latine (telenovelas), le Moyen-Orient (Al-Jeezira et Rotana) et enfin l'Europe et sa culture anti-mainstream. Si les aires géographiques et les produits sont différents, ce parcours s'articule selon deux axes, celui de la tension entre marché local et marché mondial, et celui, lié, de la guerre des valeurs.

Marché local et marché mondial

Les productions culturelles examinées par Martel ont en commun de procéder souvent assez fortement d'une culture locale, qu'il s'agisse des films indiens ou des mangas japonais. Malgré des stratégies délibérées d'hybridation (groupes polyglottes chantant en japonais, coréen ou chinois selon le marché visé), ces produits peinent à trouver de larges parts de marché hors de leur zone d'origine. De manière très éclairante, ces difficultés d'exportation révèlent l'existence d'hétérogénéité dans des zones qu'on penserait culturellement homogènes, comme une Asie du Sud-Est toujours ambivalente dans ses relations avec le Japon, ou une Amérique Latine, avec le Brésil lusophone comme isolat et où les séries doivent faire l'objet de doublages entre dialectes de l'espagnol. Résultat, seuls s'exportent massivement les biens les moins marqués culturellement, suivant en fait le même processus perte d'identité qui fonde le succès des contenus américains. Au point d'ailleurs que Miami, ville américaine, fait figure de capitale de la musique pop d'Amérique du Sud, car seule à offrir à la fois un environnement légal et commercial stable, et à réunir des communautés des différents pays.

La guerre des valeurs

Cet autre axe, qui conduit à la conclusion de l'ouvrage, décrit la manière dont les conflits de valeurs s'invitent dans le commerce des contenus, mettant en scène, selon Martel, une bataille mondiale du soft power, celui des représentations. En fait, plus qu'une guerre globale, il me semble mettre en évidence les contradictions au sein même des aires culturelles. Ainsi, si Al-Jeezira est devenue sans doute la chaîne la plus regardée du monde arabe, elle a atteint cette position en prenant à rebrousse-poil tantôt les nationalistes panarabes, tantôt les fondamentalistes musulmans. Dans le même ordre d'idées, Rotana, bouquet détenu par le prince saoudien Al-Waleed et dont l'objectif avoué est de promouvoir les valeurs de l'Islam, a fait son succès sur des clips montrant des danseuses légèrement vêtues (tournés à Beyrouth) et des séries tournées au Caire, avec là aussi plus de liberté que dans les pays du Golfe. De fait, montre Martel, les attitudes de consommation sont à l'avenant : on trouve, dans les mêmes quartiers, des villipendeurs du vice de l'Occident et un large accès à tous les produits culturels de celui-ci, du dernier blockbuster au film pornographique.

Quel avenir pour la production de la culture de masse ?

La démonstration de Martel illustre si besoin était (et dans certains milieux, besoin il y a) qu'à côté de la logique de longue traîne, les médias, Internet compris, continuent de constituer les vecteurs essentiels des contenus qui tout à la fois répondent et forment les représentations des sociétés dans leur ensemble. Il montre aussi, presque à rebours de sa thèse, qu'il est difficile pour un pays ou un individu, si puissant fût-il, d'utiliser ces vecteurs pour évincer les produits de l'industrie américaine. Même une censure féroce ne permet pas à la Chine d'endiguer son marché noir intérieur, et les moyens de Rotana ne l'ont pas dispensée d'adopter les formats et les audaces en termes de mœurs des émissions américaines. De ce fait, les ambitieuses déclarations de responsables Chinois, Indiens ou Saoudiens, sur le thème « Nous sommes le prochain Hollywood » (que Martel ne reprend d'ailleurs pas à son compte) me laissent assez sceptique. En revanche, ils indiquent qu'on peut s'attendre à une diversification accrue des lieux de production de la culture de masse, chaque lieu embarquant une partie, mais une partie seulement, de sa culture d'origine.

À la fin du livre, je n'ai pu m'empêcher d'y voir pour partie une vaste démonstration de la thèse de Tyler Cowen selon laquelle la mondialisation augmente la diversité des biens culturels disponibles pour chaque individu, mais réduit la diversité des biens culturels disponibles pour l'ensemble des individus. En montrant comment l'adoption de formats communs et le gommage d'éléments identitaires trop saillants constituent des conditions nécessaires à l'accès au marché de masse, Martel enracine cette thèse dans le fonctionnement même de ces marchés.

Au final, le succès même de l'ouvrage, avec ses nombreuses traductions, atteste de l'intérêt de l'enquête de Frédéric Martel, de ce voyage au cœur et aux marges de la production de la culture de masse. Qu'on adhère ou non à sa thèse sur l'existence d'une guerre du soft power, ce livre a le mérite de poser clairement les enjeux de la culture de masse pour probablement les dix ou vingt années à venir.