L'auteur, l'ouvrage et la narration
Pour reprendre des termes que son auteur affectionne, l'ouvrage de Frédéric Martel est inclassable, hybride, crossover, dirait cet amateur de termes anglo-saxons. Il ne s'agit en effet ni d'un ouvrage universitaire, dont la thèse serait charpentée par l'exposé d'une méthodologie détaillée, ni d'un reportage qui se fonderait essentiellement sur la reprise des discours des personnes interrogées. À vrai dire, la manière dont l'ouvrage est mené m'a fait penser essentiellement à la sociologie participative version Street Corner Society. Frédéric Martel est en effet lui-même un homme de médias, à la fois sociologue (c'est une élève de Pierre Rosanvallon) et journaliste. Ainsi, quand il enquête sur la manière dont le succès de CNN repose sur l'infotainment, le mélange d'information et de divertissement, avec au centre du dispositif le storytelling, il n'omet pas d'appliquer toutes les recettes décrites à son propre travail : mise en scène des témoignages par la description de détails du lieu de l'entretien, organisation du matériau dans un fil directeur d'ensemble et d'un fil propre à chaque partie (les enchaînements d'un chapitre à l'autre son un exemple du genre), personnalisation des arguments en esquissant la biographie des témoins (qui constituent autant de success stories), la construction du livre est en soi une démonstration des principes qui y sont décrits.
Frédéric Martel organise ainsi son exposé en deux parties. Dans une première, il explore la machine à succès américains, dans le but de comprendre la capacité, pour l'instant unique, de ce pays à constituer l'autre culture de référence, celle que tous les pays partagent comme ensemble de représentations commun à côté de leurs cultures nationales. Dans la seconde, il dresse la liste des concurrents à cette machine américaine, en se concentrant sur les groupes de médias issus des pays émergents.
Déconstruire de la machine à succès américaine
Dans cette partie, Martel analyse les éléments constitutifs du succès de la machine à divertissement américaine, éléments qui vont souvent au rebours d'une analyse un peu naïve du rapport des américains eux-mêmes à leur secteur du divertissement.
Premier de ces éléments, le lobby d'Hollywood. À rebours d'une exception culturelle, le secteur du cinéma ou de la musique se perçoit comme un secteur économique comme les autres, utilisant ses ressources pour infléchir la politique américaine en sa faveur, en particulier pour obtenir l'ouverture de nouveaux marchés ou une extension de ses sources de revenus (extension du droit d'auteur, lutte contre le piratage). De ce fait, au lieu d'être la danseuse sacrifiée rituellement sur l'autel des négociations économiques, le secteur culturel constitue un poids important, pris en compte dans l'ensemble des négociations à l'aune de son poids économique.
Second élément, les multiplexes. Martel montre comment ceux-ci sont le symbole d'une offre qui, sur le terrain, a suivi on public dans son mouvement vers les grandes banlieues, s'accoudant aux centres commerciaux et développant un modèle où la vente de produits (pop-corn, sodas) fournit plus de recettes que les billets. Fondamentalement, les multiplexes, qui ouvrent aujourd'hui partout, représentent le repoussoir d'une certaine conception de la culture : une marchandise, ou plutôt un service, qui prend place et se renforce de son association avec d'autres produits et services.
Cette association conduit assez naturellement aux gestionnaires de telles associations, les studios, dont l'activité ne consiste de moins en moins à sélectionner les projets et de plus en plus à servir de banque d'investissement et de centrale pour la déclinaison des contenus en adaptations et produits dérivés. De fait, Martel montre comment le système de production américain fonctionne en combinant la puissance de feu promotionnelle et financières de grandes multinationales, à l'image de Disney, et la créativité de petites, voire toutes petites structures, auxquelles les groupes accordent une autonomie presque totale sur la production, tout en gardant le contrôle au étapes essentielles. De ce fait, l'opposition entre majors et indépendants devient inopérante, nombre de structures appartement à des majors jouissant en pratique d'une plus grande liberté artistique que nombre d'indépendant, liés à des financiers plus contraignants. Particulièrement visible dans le cinéma, cette dynamique d'absorption de la frange créatrice par l'oligopole central est tout autant à l'œuvre dans le domaine musical.
L'émergence d'une telle structure repose de manière assez profonde sur l'histoire intellectuelle des États-Unis, en particulier l'effondrement de la distinction entre culture d'élite et de culture de masse, au profit d'une hiérarchie fondée sur le cool, la mode et les effets de bouche-à-oreille. Martel illustre cette transition par le portrait de trois de ses artisans, Pauline Kael, Tina Brown et Oprah Winfrey. À elles trois, ces femmes représentent la manière dont l'élite intellectuelle américaine s'est mises à prendre au sérieux les produits de la culture de masse, tandis que les émissions de masse se sont mises à promouvoir des produits issus de la culture savante[1].
De même que s'est effacée la démarcation entre culture d'élite et de culture de masse, cette dernière est reliée à la contre-culture et la contestation par un spectre continu de produits et de production, financés et encouragés par les studios. À bien des égards, montre Martel, la culture savante, expérimentale, provocatrice, est plus énergique outre-Atlantique, sans cesse vivifiée par l'immigration. Mais loin d'être en marge, les lieux de cette culture sont au cœur même de la formation des artistes et des techniciens de la culture de masse, dans des universités très généreusement financées par les studios, disposant ainsi de moyens colossaux à la fois pour toutes les expérimentations et pour préparer leurs étudiants à une insertion dans le système de production (par exemple, les apprentis-réalisateurs travaillent certes avec des apprentis-cameramen mais filment des acteurs professionnels). Martel montre ainsi comment les mouvements de l'expérimentation vers la production de masse sont encouragés, les diverses déclinaisons de l'indépendance permettant de fournir un environnement adapté aux différents types de créateurs.
Notes
[1] Ce n'est pas dans le livre de Martel, mais j'aimerais un jour raconter comment un livre a fait des Essais de Montaigne un best-seller outre-Atlantique il y a peu de temps.
4 réactions
1 De Ludovic - 15/06/2011, 00:05
"j'aimerais un jour raconter comment un livre a fait des Essais de Montaigne un best-seller outre-Atlantique il y a peu de temps."
Quel est-il?
2 De Mathieu P. - 15/06/2011, 12:18
Je vends le morceau : How to Live: Or, a Life of Montaigne in One Question and Twenty Attempts at an Answer, de Sarah Bakewell.
3 De David Marsac - 26/06/2011, 20:45
Je suis plongé dans le livre de Martel, intéressé au fil des pages par une question annexe : Qui a financé cette longue enquête ?
Merci de votre réponse.
D.M.
4 De Mathieu P. - 28/06/2011, 14:24