Un ouvrage dans la continuité du précédent

Dans son ensemble, l'ouvrage reprend les thèmes et la construction de Race Against the Machine.

Du fait de la loi de Moore et plus généralement de la croissance exponentielle des capacités des technologies de l'information et de la communication, les progrès de ces dernières vont aller à un rythme de plus en plus rapide. Ainsi, des tâches jugées il y a une dizaine d'années durablement hors de portée des ordinateurs (reconnaître des requêtes en langages naturel, conduire une voiture en conditions de trafic réelles) sont aujourd'hui une réalité (Siri et les Google cars en attestent).

Ces progrès ont une double conséquence. D'un côté, ils permettent de multiplier l'accès aux outils de la connaissance, de l'innovation et de la diffusion, permettant de créer et d'accéder à moindre coût aux marchés, qu'il s'agisse d'un marché global ou de marchés de niche (longue traîne). D'un autre côté, ils permettent de remplacer des travailleurs effectuant des tâches intellectuelles répétitives (recherche bibliographique, diagnostic médical) par des ordinateurs effectuant au minimum un pré-tri beaucoup plus rapide et efficace que ceux réalisés jusqu'ici par un grand nombre de cols blancs.

Face à cette situation, les auteurs relèvent qu'il faut se garder d'opposer humains et machines. En effet, les applications les plus efficaces de ces technologies combinent les deux plutôt que de proposer une situation en coin. Leur exemple fétiche est le jeu d'échec, où des équipes combinant humains et ordinateurs battent très régulièrement tant les plus grands maîtres que les plus puissants ordinateurs. Cette idée fournit la recommandation centrale de l'ouvrage : la clef pour faire bénéficier le plus grand nombre des gains de productivité induits par ces technologies est un apprentissage massif des manières de travailler avec les machines.

Une différence d'approche

Par rapport au précédent ouvrage toutefois, on sens une différence d'approche certaine. Alors que Race Against the Machine suivait un parcours intellectuel dont le contrepoint implicite est fourni par le point du vue luddite, The Second Machine Age écarte ce point de vue au profit d'une orientation générale plus positive. Le nouvel ouvrage consacre nettement moins de pages à la discussion des arguments luddites, au profit d'un exposé plus constructif sur la manière dont les technologies en question conduisent à la fois à une augmentation de la production (bounty) et à une augmentation des inégalités (spread). Selon la puissance de chacun de ces effets, on peut aller d'une situation où le progrès technique fait augmenter le niveau de vie de chacun, par effet de croissance, à une situation de déclassement de la classe moyenne, remplacée par des machines, tandis qu'une élite étroite engrange l'ensemble des gains de productivité.

Cette évolution dans la présentation reflète l'évolution générale du débat. Alors que Race Against the Machine voulait également répondre à l'argument de la stagnation (The Great Stagnation de Tyler Cowen, notes de lecture partie 1 et partie 2), The Second Machine Age s'inscrit plutôt en regard de Average is Over, du même Tyler Cowen, qui met en avant l'effet de spread pour décrire un avenir sans classe moyenne[1].

Ce changement d'orientation est particulièrement sensible dans la sélection que les auteurs font parmi les propositions de politiques publiques. Le traitement des politiques destinées à contrer l'effet de spread et à permettre au plus grand nombre de bénéficier des gains de productivité sont présentées avec plus de détails que dans leur précédent ouvrage. Les auteurs discutent ainsi plus longuement des mérites du revenu universel (inférieur à leur yeux à un impôt négatif, qui préserve mieux les incitation à travailler).

Technologie et culture

Si les auteurs ont fait un travail approfondi d'enquête auprès des innovateurs pour comprendre comment les innovations sont produites, on peut regretter qu'un travail similaire n'ait pas été effectué pour appréhender la manière dont elles sont reçues. Le côté ambivalent de ces technologies, qui permettent tout autant la surveillance que la communication, n'est évoqué qu'à la toute fin de l'ouvrage - ce qui semble léger au regard des révélations d'un Edward Snowden.

Face au potentiel d'utilisation néfaste de la technologie, les auteurs affirment l'importance des valeurs de ceux qui les utilisent. C'est à mon sens aller un peu vite, l'évolution des valeurs n'étant pas indépendante de celle de la technologie elle-même. Pour prendre un exemple du premier âge des machines, la combinaison en France du service militaire et du chemin de fer a eu une influence déterminante dans le passage d'une indentité locale au profit d'une adhésion fondamentale à la communauté nationale.

Plus fondamentalement, il me semble que les interactions entre culture et technologie jouent un rôle plus fondamental que ne l'envisagent les auteurs. Ceux-ci mettent en avant la manière dont Internet permet la diffusion plus rapide des idées, permettant d'augmenter le niveau d'information et les relations entre innovateurs. Cela est vrai si on dispose d'un langage commun et de représentations communes. Or, une tendance du réseau actuel est à la balkanisation des communautés et la concentration sur les personnes et sources d'information en accord avec les préjugés de l'utilisateur, ce qui va à l'encontre de la diffusion des idées percues comme venant du dehors. La prévention de ce risque de repli ne peut selon moi être que culturelle, dans l'éducation au dialogue et à la compréhension, programme qui dépasse très largement celui des auteurs, concentré sur la maîtrise des outils.

Impression d'ensemble

Je crois que The Second Machine Age est un ouvrage important pour comprendre la manière dont l'évolution de la technologie va très probablement produire des résultats de plus en plus surprenants au cours des décennies à venir. Les auteurs parlent d'un changement majeur, et ils ont des arguments qui me portent à les croire. La grande force de cet ouvrage est de mettre ces perspective en regard de leurs conséquences sur la distribution des revenus et des niveaux de vie. Je crois toutefois que ce livre en appelle un autre, qui mettrait ces évolutions également en regard des représentations sociales et culturelles.

Au crédit des auteurs, on peut remarquer qu'ils mettent en pratique ce qu'ils décrivent et recommandent. Ils ont tous deux un compte Twitter, qui leur sert vraiment à échanger, et le livre est assorti d'un site http://www.secondmachineage.com/ comportant une partie discussion.

Note

[1] De la discussion avec The Great Stagnation, il reste essentiellement le chapitre "Beyond GDP" sur l'insuffisance croissance du PIB pour mesurer les gains de niveau de vie liés aux nouvelles technologies.