Les éléments qui suivent sont assez largement tirés de la lecture de Richard Spinello et H. Tavani (dirs), Intellectual Property Rights in a Networked World: Theory and Practice, IGI Publishing, 2004, ISBN-13: 978-1591405771.

Ce dont on peut discuter

Une partie des fondations du droit des brevets ou du droit d'auteur peuvent être rapportés à une perspective utilitariste. Pour celle-ci, les droits concernés n'existent qu'en tant qu'ils servent au bon fonctionnement de la société. Dans ce cadre, il s'agit donc de chercher le bon arbitrage entre les incitations à la création (en permettant au créateur de rentrer dans ses frais ou au producteur de supporter l'investissement initial), les contraintes sur la création (il est plus difficile de réutiliser des innovations ou œuvres protégées) et les restrictions à la diffusion résultant de la protection.

Cette perspective est naturelle pour les économistes, et se prête bien à leur analyse en termes d'allocation de ressources rares. C'est aussi celle adoptée de fait par l'April dans son communiqué quand elle souligne le caractère non-exclusif et non rival des biens immatériels : il serait bel et bon pour la société que les idées et les innovations soient plus accessibles, la non-exclusivité et la non-rivalité faisant tomber les barrières qui obligent à l'établissement de droits de contrôle (de propriété) stricts sur les biens matériels.

Et force est de constater que de très nombreux économistes spécialistes de cette question s'accordent à penser que le niveau actuel de protection du droit d'auteur est absurdement élevé[1], rejoignant sur l'essentiel les arguments d'un Lessig, d'un Stallman ou de l'April.

Mais cela n'est que la moitié de l'histoire : l'utilitarisme n'est pas, loin s'en faut, la seule théorie génétique du droit. D'autres fondements moraux au droit sont considérés comme valables par les juristes, et selon ces fondements, les arguments ci-dessus sont sans portée.

Fondements moraux de la propriété intellectuelle

Cette autre vision de la propriété intellectuelle repose essentiellement sur le Chapitre V du Second Traité du gouvernement civil de John Locke. Dans ce texte, probablement un des plus influents quant à la théorie de la propriété en général, Locke construit la propriété comme un droit naturel, qui pré-existe donc à la société et s'impose à celle-ci.

Pour autant que je la comprenne, sa démonstration est la suivante. Il part de l'idée que la liberté est un droit naturel de l'homme. Une condition de cette liberté est que l'homme soit propriétaire de son propre corps (sinon, on est dans le cas de l'esclavage, qui est par définition l'opposé de la liberté). Suite à cela, Locke relève que le travail, qu'il soit physique ou intellectuel, représente une dépense des ressources du corps et leur incorporation dans le produit de ce travail. Ce produit est donc partiellement consubstantiel au corps du travailleur, et donc la propriété que le travailleur libre a sur son propre corps s'étend aux fruits de son travail à proportion de ce qu'il y a mis de lui-même. Se trouve ainsi fondée sur la liberté de l'homme une théorie de la propriété comme un droit naturel, s'appliquant aussi bien aux biens matériels qu'immatériels, et sans références aucune aux propriétés de rivalité ou d'exclusivité des produits du travail en question.

Pour rendre justice à Locke, il faut noter que ce dernier restreint l'étendue de la propriété à la condition que cette appropriation ne soustraie pas indûment des ressources dont la collectivité pourrait bénéficier. Toute l'étendue de la propriété intellectuelle tient alors dans la lecture qui est faite de cette provision. On peut dire que les éléments pré-existant à une œuvre existent toujours de la même manière après la création de celle-ci, et donc que donner une propriété exclusive et perpétuelle sur celle-ci ne soustrait rien d'autre aux ressources communes que l'œuvre elle-même. les éléments pré-existants restent donc disponibles pour les autres et la propriété sur l'œuvre ne retranche rien à la communauté. Inversement, on peut prendre un point de vu ex post et dire qu'une fois que l'œuvre ou l'idée existent, la propriété sur celle-ci les retranchent partiellement des ressources disponibles et donc la propriété intellectuelle doit être sévèrement limitée, avec une large place faite au domaine public. Ce sont des arguments de cet ordre qui justifient par exemple qu'une idée abstraite ne puisse faire l'objet d'une protection, et que seule puisse être protégée une implémentation concrète, procédé (brevet) ou œuvre (copyright).

Dès lors toutefois qu'on se place de ce point de vue, la propriété intellectuelle devient un élément non de droit positif (qui procède de la société), mais de morale, et dès lors les arguments reposant sur l'intérêt de la société perdent de leur portée face aux droits naturels des individus.

Quelle importance ?

À ce point, on peut se demander dans quelle mesure cette distinction est utile pour des associations luttant contre les abus du droit d'auteur, comme l'April. Il me semble qu'elle est essentielle. La vision de l'artiste comme propriétaire de son œuvre, car consubstantiel à elle, est fondamentale dès l'époque des Lumières, et donc fonde la conception essentielle de l'auteur et de l'activité artistique. Cela explique, en particulier, la difficulté à convaincre les artistes eux-mêmes de l'intérêt des licences libres et à leur faire percevoir la manière dont l'organisation actuelle des droits d'auteur fonctionne à leur détriment. Ils fonctionnent en effet, et cela se lit bien dans le discours de ceux appelés à plaider contre le téléchargement illégal, sur un discours qui ne fait pas de séparation entre eux et leur œuvre. Dans ce cadre, le téléchargement illégal est pire qu'un vol, c'est une agression de l'artiste lui-même, qui est atteint dans sa liberté.

C'est pourquoi si le discours sur le caractère contre-productif du droit de la propriété intellectuelle contemporaine est indispensable pour convaincre les régulateurs et parlementaires, je crains qu'il ne rencontre que peu d'écho chez les artistes, que ceux qui profitent de ce système pourront toujours mettre en avant. C'est pourquoi, à mon sens, la lutte contre le concept de propriété intellectuelle[2] devrait d'abord se livrer sur le terrain non de l'utilité sociale, mais de la morale. Un premier levier serait de partir des fondements ci-dessus pour montrer qu'il est immoral, au sens même de la théorie qui fonde la propriété intellectuelle, que celle-ci soustraie longtemps les œuvres au patrimoine commun.

Un autre levier, plus radical, serait de rappeler aux créateurs l'ampleur de leur dette à l'égard des créateurs précédents : leur part dans l'œuvre s'en trouve réduite et leur prétention à la propriété sur la création de même. Cette dernière conception est familière aux scientifiques, en particulier dans les sciences dures, mais se heurte à deux siècles de construction sociale de la figure de l'artiste comme un innovateur radical, réputé ne rien devoir, ou si peu, à ceux qui l'ont précédé.

Notes

[1] Voir par exemple Richard Watt dans Copyright and Economic Theory: Firends or Foes?, Edward Elgar, ISBN-13: 9781840643121, l'article de Towse, Handke et Stepan, "The Economics of Copyright Law: A Stocktake of the Literature", Review of Economic Research on Copyright Issues, 2008, 5, 1-22 ou, dans un genre plus prospectif "Forever Minus a Day? Theory and Empirics of Optimal Copyright Term" de Rufus Pollock

[2] Une lutte contre le concept lui-même, par opposition à une lutte contre les abus de celle-ci. Demander un retour à un copyright d'une durée de 20 ans relève de la seconde option, par exemple.