Rappel : ma référence est ici Richard Spinello et H. Tavani (dirs), Intellectual Property Rights in a Networked World: Theory and Practice, IGI Publishing, 2004, ISBN-13: 978-1591405771.

Hegel

Autant je me sens capable de comprendre à peu près Locke, autant je ne peux m'empêcher de trouver difficile d'accès la pensée d'Hegel. Ce qui suit est donc à prendre avec beaucoup de précautions, les philosophes éventuels qui me liraient sont invités à me corriger là où c'est utile.

D'après ce que je comprends de l'exposé qu'en font Spinello et Tavani, pour Hegel, en particulier dans La Phénoménologie de l'esprit et dans Les Principes de la philosophie du droit, la propriété constitue un moyen essentiel de l'expression et du maintien du soi, de l'identité de l'individu. La propriété permet en effet de surmonter l'opposition entre soi et le monde, en permettant de projeter une partie du soi dans des éléments du monde.

Dès lors, si la propriété procède d'une objectivation de la volonté libre d'un individu dans un objet extérieur, alors ce raisonnement s'applique aussi bien, et à plus forte raison, pour les objets dont la nature même est de rendre tangible l'expression d'un idée, la propriété étant liée non au support tangible mais à l'idée elle-même en tant qu'elle procède de la volonté et de l'identité de son auteur. Là où Locke mettait en avant le travail comme mesure du degré de propriété, Hegel fonde la propriété intellectuelle sur l'expression de l'individualité, ce qu'on pourrait considérer comme l'originalité de l'œuvre. Comme chez Locke, cette propriété s'accompagne d'une restriction, la propriété en question n'étant pas un contrôle absolu mais seulement le contrôle suffisant pour empêcher l'aliénation ou l'exploitation des auteurs au travers de celles de leurs œuvres.

De fait, il est possible de considérer les deux théories comme complémentaires, Locke permettant de rendre compte de la propriété sur des œuvres nécessitant un travail important mais un faible investissement personnel (écrire un manuel ou une encyclopédie) tandis qu'Hegel fonde la propriété sur des œuvres très originales qui n'ont pas ou ne semblent pas avoir nécessité beaucoup de travail (on peut penser, de manière un peu caricaturale, à Mozart et à ses partitions écrites sans ratures ni reprises).

Critiques philosophiques de la propriété intellectuelle

Pour être un brin complet, il faut sans doute parler aussi des critiques de la propriété intellectuelle. Marx fournit assez naturellement des arguments en ce sens, montrant comment le système de propriété privée sert à l'expropriation et à l'exploitation des travailleurs, manuels comme intellectuels.

De manière sans doute moins attendue, le post-modernisme conteste assez radicalement le fondement des théories de Locke ou d'Hegel. Derrida ou Foucault ne s'attaquent en fait pas directement à la question de la propriété mais remettent en cause les concepts d'unité du soi et d'originalité. L'auteur est envisagé comme une création sociale en fait distinct de l'individu, et l'individu lui-même constitue un regroupement partiellement arbitraire des différents états d'une personne au cours du temps. S'il n'y a ainsi pas d'individu, les arguments reposant sur l'expression de l'individu tombent, et l'œuvre doit être considérée en elle-même indépendamment de la fiction que constitue son auteur (à ce point, je ne peux m'empêcher de penser à Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Borgès).

À côté de ces arguments, qui continuent de diviser la communauté des littéraires sur la bonne manière d'approcher un texte et la relation à son auteur, les post-modernistes ont repris une idée plus ancienne (qui remonte au moins au XVIe siècle), celle du rôle du lecteur dans la production du sens.

L'idée, qui trouve des racines chez Saint Augustin au sujet des textes sacrés du christianisme, est que l'œuvre, par exemple un texte, d'une part peut ne pas refléter exactement la pensée de son auteur, la nécessité d'un langage commun limitant l'expression de l'originalité, et d'autre part ne se suffit pas à elle-même pour exprimer un sens. Le sens n'est en effet exprimé que dans l'acte de lecture, qui nécessite une participation active du lecteur ainsi qu'une disposition de celui-ci. Ainsi, Montaigne enjoint son lecteur à prendre en bonne part ce qu'il dit plutôt que de supposer une intention pernicieuse. Dès lors que l'auteur, s'il est auteur de l'œuvre, n'est plus seul producteur du sens, sa prétention à une propriété sur le contenu et sur son utilisation s'en trouve réduite d'autant.

Mais qu'est-ce que je fais là ?

À ce point, certains doivent ce demander ce que c'est que cet économiste qui fait de la philosophie de comptoir. Je précise donc que je me considère comme très imperméable au discours philosophique, qui me semble très souvent ne pas faire de sens (et le problème est dans ma boîte crânienne, pas dans le discours en question). SI je prends la peine d'essayer d'en comprendre et d'en exposer des éléments ici, c'est qu'il me semble essentiel que les adversaires de la propriété intellectuelle soient conscients de l'importance de la tradition intellectuelle à laquelle ils s'oppose (qui ne se résume ainsi pas aux intérêts matériels des majors), de son rôle fondateur dans la conception qu'ont les artistes de leur rôle ainsi que les aides un peu inattendues qu'on peut trouver dans l'analyse de la production du sens.

Cette démarche peut d'ailleurs jouer en faveur d'une communication en direction des artistes : combien parmi eux sont conscients que l'adhésion à la propriété intellectuelle va de pair avec l'adhésion au reste de la philosophie politique du très libéral Locke et qu'au contraire la pensée marquée à gauche regarde cette idée avec suspicion ?

Tant à titre personnel qu'en tant qu'économiste, la conception utilitariste de la propriété me convient tout-à-fait. Mais force est de constater qu'elle est loin de faire l'unanimité sur ces questions.