Note de lecture : The Great Stagnation (2)
Cette note poursuit le parcours de The Great Stagnation commencée dans le précédent billet. Pensant le titre explicite, je n'ai pas clairement expliqué que le billet d'hier n'était qu'une première partie. Le billet d'Alexandre a donc été rédigé avant celui-ci.
Et Internet dans tout cela ?
Le chapitre 3 constitue le plat de résistance de l'ouvrage. Cowen cherche à y montrer que la vision d'Internet comme planche de salut de la croissance est infondée, dans la mesure où les gains les plus importants des technologies de réseau de situent hors de la sphère marchande : Wikipédia, Twitter, Facebook, les blogs, produisent de l'utilité sans le plus souvent de transfert direct entre l'utilisateur et le producteur du contenu. Ergo, cela ne peut constituer une source de revenus.
C'est là à mon sens à la fois la meilleure observation de Cowen (le passage à une production et à une consommation non-marchande de contenus[1] et le point le plus faible de son raisonnement.
Sa première erreur est selon moi une erreur de périmètre, celle de restreindre l'informatique à Internet, et Internet à l'usage que les particuliers en font (alors qu'on sait qu'une très large partie des données font partie du « Web profond » auquel peu de particuliers accèdent en tant que particuliers). Cowen fait largement l'impasse sur la manière dont l'informatique et la mise en réseau ont modifié et continuent d'affecter l'organisation de la production à tous les niveaux. Cette erreur est flagrante quant il prétend montrer que la taille des entreprises concernées prouve qu'elles ne constituent pas un gisement d'emploi set de revenus : Google, 20 000 emplois, eBay 16 400, Facebook moins de 2 000. Sauf que sa réduction aux seules entreprises purement online est parfaitement arbitraire : les activités d'autres compagnies n'auraient pas de sens sans Internet : Apple; 50 000 emplois sans compter les filiales, IBM, 399 409 emplois, Sprint, 80 000 emplois, etc. Ce qui change la donne. Et la change encore plus si on considère, comme il faudrait le faire, les emplois situées dans les filiales produisant le matériel, en Chine et à Taïwan principalement.
Cette erreur procède en fait de la seconde, qui est de ne pas tenir compte des enseignements sur l'économie des marchés bifaces. Un effet fondamental de ces marchés est que bien souvent, il est optimal pour la plate-forme de subventionner un côté du marcher pour attirer l'autre côté. Exactement ce que fait Google en ne facturant pas l'utilisation de son moteur de recherche et en faisant payer les annonceurs. Il est donc logique dans un tel marché qu'une des faces bénéficie gratuitement de services payés par l'autre face. Pas de transfert direct, donc, mais des transferts indirects. L'erreur ici est de restreindre trop la plate-forme pertinente. Google ne m'est d'aucune utilité si je n'ai pas un ordinateur et une connectivité Internet. Pour évaluer la contribution de ces technologies au PIB, il faut donc inclure dans le périmètre les concepteurs de hardware ainsi que les opérateurs de réseau. En l'état du marché, ce sont ces acteurs qui capturent la part monétisable des nouvelles interactions créées. En fait, partout où Cowen dit que les nouvelles technologies ne créent pas de nouveaux emplois, il faut lire « ne créent pas de nouveaux emplois aux États-Unis ». Et il faudrait alors expliquer d'où lui vient la certitude que les revenus générés hors des États-Unis ne serviront pas au moins en partie à acheter des produits et des contenus américains.
Il me semble donc qu'il n'y a pas à ce niveau de déterminisme technologique qui rendrait le surplus des TIC générateur de moins de revenus ou d'emplois que les précédents. Il y a un état de la technologie qui pousse effectivement à cela, mais on en voit déjà les limites : sur Wikipédia, l'effort marginal pour contribuer est de plus en plus élevé au fur et à mesure que le champ couvert s'étend. Il y a donc là sans doute une confusion entre un régime de transition et un régime stationnaire.
Une autre chose me chiffonne dans l'argumentaire de Cowen, qui est sa manière de généraliser à l'ensemble de la population le type de comportement de consommation de contenus propre aux classes moyennes supérieures. S'il est vrai que les enseignants ont massivement déserté les abonnements à la presse papier pour la lecture de blogs et sites d'information, je ne suis pas sûr qu'une étude sociologique un peu fine des pratiques culturelles montrerait que le passage à Facebook de classes sociales plus populaires se soit faite massivement au détriment de la consommation d'activités marchandes (ne serait-ce que pour des raisons de contrainte budgétaire).
Notes
[1] Il en parlait déjà dans "Why everything has changed: the recent revolution in cultural economics", Journal of Cultural Economics, 2008, 32, 261-273, doi:10.1007/s10824-008-9074-y).
Publié le mardi, février 15 2011, par Mathieu P.