Note de lecture : The Great Stagnation (1)
J'ai lu ces derniers jours The Great Stagnation de Tyler Cowen. Cet ouvrage est indiscutablement motivant en cela qu'il oblige à revenir sur la vision d'ensemble que nous avons des facteurs de la croissance économique et de la manière dont la technologie peut faire de la croissance un indicateur de moins en moins pertinent pour mesure le bien-être de nos sociétés. Toutefois, j'ai été surtout motivé par mes désaccords avec l'auteur sur des points fondamentaux de sa démonstration.
La fin de la vie facile
L'idée-force de l'ouvrage[1] est que les États-Unis, ou plutôt les Américains, ont eu jusqu'ici la vie facile, profitant d'effet d'aubaine après effet d'aubaine au point de s'habituer à une croissance forte pratiquement sans effort. Au rang de ces effets d'aubaine, Tyler Cowen cite l'abondance de terres fertiles et vierges (une fois massacrés ou déplacés leurs occupants originels), l'importation des technologies européennes issues de la première révolution industrielle, l'isolement géographique qui mit le pays à l'écart des destructions massives du XXe siècle, la généralisation de l'éducation primaire et l'afflux d'une main-d'œuvre jeune, parfois qualifiée et le plus souvent motivée.
Le problème, affirme Tyler Cowen, est que ces effets d'aubaine ont une fin. Cette fin peut être endogène, comme la mise en exploitation de la plupart des terres, l'arrivée à la frontière technologique ou l'achèvement de l'éducation primaire universelle, mais aussi endogène, comme les politiques restrictives d'immigration, qui avaient déjà, selon certaines analyses, fait le lit de la crise des années 1930. Quoi qu'il en soit, cela signifie pour lui que même une croissance de 3% par an est inatteignable et qu'il faut s'attendre à moyen terme à une stagnation du PIB, ou du moins des revenus des classes populaires et moyennes. La suite de l'ouvrage s'attache à démontrer cette disparitions des low-hanging fruits qui ont permis jusqu'ici une croissance forte et à mettre en évidence la manière dont les secteurs en croissance dans l'économie américaine participent peu à la richesse ou au pouvoir d'achat de la majorité de la population.
À propos des sources de croissance
Dans son premier chapitre, Cowen s'arrête particulièrement sur les sources taries de la croissance. Dans sa volonté de dire qu'il n'y a aps eu de percée technologique fondamentale depuis les années 1950, il minimise à mon sens par trop les différences entre cette époque et la notre. Ainsi, affirme-t-il, les choses n'ont guère changé entre les années 1950 et aujourd'hui : voitures à essence, réfrigérateurs, ampoules sont toujours là. Sur ce point, il se trompe à un double titre : d'une part, tout le monde ne disposait pas de ces équipements dans les années 1950, loin s'en faut[2]. Et ce n'était ni les mêmes biens ni les mêmes services : l'attente au téléphone était longue, la communication souvent hésitante$Le 22 à Asnières, ça vous dit quelque chose ?$$ et reliée à un emplacement fixe. Les téléphones portables ont ainsi changé considérablement la manière d'organiser les rendez-vous et permis une flexibilité sans commune mesure avec celle du temps du téléphone fixe et du courrier papier. Sur ce point, il me semble que Cowen reste trop près d'une vision de l'an 2000 telle qu'on pouvait en avoir dans les années 1960 : voitures volantes et stations spatiales, sous estimant les évolutions dans la manière dont nous faisons les choses et les réduisant à l'aspect matériel des objets. Nonobstant d'ailleurs le fait que le premier smartphone venu est plusieurs fois plus puissant que les supercalculateurs des années 1970.
Sur le chapitre de l'éducation, il me semble qu'il tombe dans la même ornière. Il oppose en effet les bénéfices de l'éducation primaire universelle à ceux, plus douteux, de la massification de l'enseignement universitaire. Il met en avant le fait que le diplômé marginal (le plus mauvais) peine le plus souvent à écrire une phrase dans un anglais correct. Si l'observation n'est pas fausse, on aurait pu faire la même en ce qui concerne l'éducation primaire : le titulaire marginal du certificat d'études primaires était un analphabète fonctionnel. De coup, je trouve que son argumentation tombe un peu à l'eau : les difficultés inhérentes à la massification du supérieur ne sont pas très différentes de celles posées par la massification du primaire : conflits d'intérêt économique (les enfants, cela allait aux champs, à la mine ou à l'usine), handicap liés à des situations familiales difficiles, etc. Dans son analyse de l'enseignement, il oublie en outre les effets de complémentarité entre la technologie et l'éducation. L'alphabétisation était nécessaire pour tirer parti de la seconde révolution industrielle. Les compétences informatiques sont aujourd'hui nécessaires pour tirer parti de la numérisation. Or, les systèmes éducatifs un peu partout produisent, même au plus haut niveau, des analphabètes numériques[3]. Il y a donc là des gains de productivité substantiels, l'essence même du low-hanging fruit à avoir une population ayant ce type de compétences.
Du coup, son commentaire des statistiques de revenu médian tombe un peu à plat, dans la mesure où ce qu'il expose peut aussi bien s'expliquer par un progrès technique biaisé, bénéficiant largement à ceux qui savent tirer parti des nouvelles technologies.
Pour les mêmes raisons, son argumentaire sur le ralentissement du progrès technique me semble à côté de la plaque. Ou plutôt il refuse de voir Notre-Dame au sommet de la colline de la Garde. Il décrit d'une part une dynamique d'innovation tirée par les progrès qualitatifs de technologies inventées dans les années 1970 ou avant, et sans réel innovation majeure, sauf l'Internet sur lequel il revient ultérieurement. En d'autres termes, il brosse sous le tapis l'informatique, pour la réduire au seul Net, et les progrès afférents (disques dur, mémoire flash, écrans portables ?). Or, on peut lire les choses dans un sens exactement inverse au sien. Schumpeter avait observé qu'au moment de son introduction, une innovation radicale était moins productive que les technologies antérieures et que pour un temps marqué par une faible croissance, la recherche se partageait entre développement de la nouvelle technologie et perfectionnement de la technologie ancienne. Il ne me paraît pas impossible que nous en soyons exactement là. Nous brassons encore des masses de papier dont les informations sont extraites par nos soins de bases informatiques et re-saisies à la main dans d'autres bases, avec toutes les erreurs intermédiaires. Mes étudiants portent sur eux trois ou quatre dispositifs permettant de les identifier à distance (téléphone, carte d'étudiant, carte de transport) et pourtant je dois faire l'appel oralement et déchiffrer sur leurs copies des écritures pas toujours très lisibles. Ce qui est à mettre en relation avec ce qui a été dit plus haut : la transition à l'informatique n'est encore que très partielle, faute de compétence et de maturité de la technologie[4]. Du coup, il faudrait plutôt s'attendre à plus de croissance dans l'avenir proche, au fur et à mesure que la transition s'effectue (et certains établissements utilisent de fait des téléphones portables ad hoc pour contrôler l'assiduité des étudiants).
Pour ces raisons, sa discussion de la difficulté à mesurer la contribution de l'activité des gouvernements, du secteur de la santé ou de la finance à l'économie semble un peu hors-sujet, dès lors qu'on adhère pas à son idée que nous sommes forcément dans la zone des rendements décroissants. Pour l'éducation ou les infrastructures, les effets de réseau rendent ce concept délicat à employer. Concernant la santé, il mélange les facteurs de l'ordre du fondamental et de l'ordre du comportemental. Si les Américains ne vivent pas plus vieux malgré un système de santé de plus en plus dispendieux, c'est peut-être que les comportements à risque progressent en cadence avec les avancées médicales et pour des raisons indépendantes. Du coup, la dernière partie de son chapitre ressemble plutôt à une pétition de principe contre l'action publique ou para-publique au simple titre qu'ils ne sont pas soumis à une discipline de marché qui permettrait d'évaluer leur contribution au PIB et sur la conviction que les rendements y sont (fortement) décroissants.
Notes
[1] Full Disclosure et product placement : J'ai commencé par télécharger une version piratée de l'ouvrage. À mi-chemin, j'ai trouvé qu'il méritait que je débourse quelques euros et je l'ai donc acheté. Tous mes PC tournant sous Linux (Ubuntu), j'ai dû passer par mon téléphone (sous Androïd) pour l'acheter sur le Kindle Market. Qui m'a fourni un fichier illisible sur les autres plates-formes. Je continue donc ma lecture sur la copie piratée, afin de profiter des fonctions de mon PocketBook ainsi que des logiciels de lecture sur mon téléphone, Aldiko et Laputa.
[2] Pour la France, la barre des 50% de ménages équipés en réfrigérateurs n'est franchie 1963, et en 1966 pour la télévision, en noir et blanc et de l'ORTF. Source :L'équipement des français en biens durables fin 1968. In: Économie et statistique, n°3, Juillet-Août 1969. p. 65, doi : 10.3406/estat.1969.1875, lien, consulté le 14 février 2011
[3] Quizz rapide : quel est le système de fichiers est utilisé par votre système d'exploitation ? Effectuez vous quotidiennement ou hebdomadairement des sauvegardes de vos documents importants avec un logiciels comprenant un contrôle de versions ? Disposez-vous d'une signature numérique fiable ?
[4] Pour prendre un parallèle un peu simple, la programmation a encore beaucoup de l'artisanat et il nous semble normal que des logiciels, parfois fort onéreux, aient des défauts majeurs. Cette tolérance à l'existence de bugs, si elle est inhérente à la complexité des systèmes concernés, ne paraît pas être le signe d'une technologie mature.
Publié le mardi, février 15 2011, par Mathieu P.
Commentaires
mardi, février 15 2011
15:36
Vos objections me semblent assez justes, néanmoins je ne suis pas certain que connaitre le format de son système de fichiers ou ce genre de choses soit le signe d'une "analphabetisation" numérique. Je verrais plutôt ça comme la totale incapacité à utiliser les outils (ou alors qu'à quelques pourcents de leur potentiel) : le problème n'est pas que vous ne sachiez pas comment fonctionne votre voiture, le problème est que vous n'avez pas le permis et de fait n'êtes pas mobile. La dimension technique, ce qu'il y a sous le capot n'est à mon avis ni intéressant, ni important (pour le commun des mortels). Cela est d'autant plus vrai qu'il existe un très probable lien significatif entre la simplification ergonomique des outils (allant de paire avec une compréhension moindre de leur fonctionnement par les utilisateurs) et leur diffusion dans la société ; lien qui, vous en conviendrez, ne parait pas spécialement aberrant. À ce titre je vois donc d'un excellent œil les outils comme ceux d'Apple, qui, selon moi, mettent justement de coté cette dimension "apprentissage technique" (ce qui fait d'ailleurs hurler les puristes) pour ne se concentrer que sur l'usage (et la vente de biens complémentaires à des tarifs prohibitifs, accessoirement).
Qu'en dites-vous ?
— OSCmardi, février 15 2011
20:42
Pour moi, savoir quel est le système de fichier utilisé par votre OS est du même ordre que savoir avec quel carburant fonctionne votre voiture, ou la manière dont il faut vérifier le niveau d'huile (ce qui est demandé pour le permis de conduire en France). À ce titre, les efforts d'Apple, pour importants qu'ils soient, sont essentiellement contre-productifs. Ils consistent à mettre sur les menus ou les guides des images à destination des analphabètes (choses que l'on trouvait souvent à une époque). Ils ancrent en effet l'idée qu'utiliser un ordinateur n'est pas quelque chose qui s'apprend. Et pour avoir enseigné le C2i, je pense être assez bien placé pour savoir à quel point il est difficile maintenant d'aller contre ce conditionnement pour expliquer que produire un document de qualité ne se fait pas en cliquant au hasard, qu'il faut commencer par réfléchir à la structure et qu'il existe des pages magiques nommées « Aide ».
Mis à part la volonté délibérée d'enfermer les consommateurs dans leurs seuls produits, je vois en Apple quelque chose qui est à l'informatique ce que la voiture sans permis est à l'automobile.
— Mathieu P.mercredi, février 16 2011
16:28
Son discours rejoint celui des écologistes, dont le leitmotiv pour 2012 est "il n'y aura plus de croissance/il faut s'habituer à une croissance faible dans les pays industrialisés" sauf qu'ils finissent par "il faut miser sur le bien-être donc le secteur public", ce qui n'est pas l'idée de Cowen a priori.
Du point de vue de la littérature économique, ce texte me semble bizarre puisque l'idée martelée dans les années 2000 par Aghion et al. est que la France est à grosso modo 30% de la frontière technologique des Etats-Unis et que nous pouvons donc facilement, par quelques réformes structurelles, atteindre la frontière de productivité technologique. Mais Cowen parle du cas des Etats-Unis qui sont au top de la technologie et de leur capacité à repousser cette frontière.
D'accord avec vous pour la conclusion.
— Simon