J'ai déjà donné une présentation générale du discours de l'économie de la culture sur les musées (dont Bruno S. Frey est probablement la figure la plus connue dans ce domaine), dans l'article de Wikipédia « Théorie économique des musées » ainsi que dans ma recension de l'ouvrage de Frey Arts and Economics (première partie, deuxième partie, troisième partie). Pour le cas des musées public, l'arbitrage essentiel réside entre leurs missions de conservation, leurs missions de diffusion et la recherche des moyens les plus efficaces de financer ces missions.
Vis-à-vis de la mission de conservation, le statut de la photo est ambigu. En effet, la pratique amateur de la photo endommage souvent les œuvres, tant l'interdiction du flash est mal respectée. Il faudrait déployer des moyens considérables (gardiens, sanctions) pour mettre fin à cela. D'où l'idée que le plus simple est d'interdire purement et simplement la photo. Sauf que cela me semble peu efficace : ceux qui ne respectent pas l'interdiction du flash ne me semblent pas mieux respecter l'interdiction des photos. Cette dernière n'empêche donc que les photographes qui n'endommageraient pas les œuvres. Si on veut aller un peu plus loin, le fait est qu'exposer une œuvre la détériore, même dans des conditions optimales. Ainsi, si l'existence de substituts à l'exposition directe permet de limiter les temps d'exposition, la disponibilité de photographies de bonne qualité des œuvres va dans le sens de la mission de conservation.
Vis-à-vis de la mission de diffusion, l'affaire semble claire : la possibilité de faire des reproduction des œuvres va dans le sens de leur diffusion la plus large possible. Ce seraient donc les musées eux-mêmes qui devraient proposer des reproductions de leurs collections sous des licences permissives afin de faire connaître leurs collections. Le British Museum semble avoir compris cela.
Reste la question du financement. Les musées posent le problème commun du financement des biens publics : comment inciter chaque visiteur à participer au financement à la hauteur de l'utilité qu'il retire de sa visite ? La vente de produit dérivés constitue une des possibilités, les amateurs d'art étant plus susceptibles d'acheter guides illustrés et cartes postales. Reste à prouver que l'existence de substituts réduit ces achats, ce qui ne me semble pas évident. Inversement, une large diffusion d'information pour les collections est de nature à augmenter la fréquentation, et donc les ventes. Il y a donc là une question qui ne peut être tranchée que par l'économétrie. Mon intuition est qu'il serait difficile de faire apparaître des effets sensibles dans un sens comme dans un autre et donc que l'efficacité d'une attribution des droits de reproductions aux musées est assez douteuse.
L'argument est d'autant moins fort d'ailleurs qu'il existe d'autres mécanismes, probablement plus efficaces, pour inciter les visiteurs à contribuer au financement du musée : billet d'entrée à un tarif modique et donation libre, paiement au temps passé (je ne vais pas me faire des amis avec celle-là), etc. Il ne faut pas non plus perdre de vue que l'efficacité du financement voudrait que les visiteurs contribuent à la hauteur du coût que leur visite représente. Les entrées et revenus similaires n'ont donc pas vocation à financer l'intégralité des missions d'intérêt public de conservation et de diffusion, ce que les pouvoirs publics semblent quelque peu perdre de vue en ce moment.
Pour finir sur une perspective plus générale, deux points. Premièrement, il me semble que le quasi-consensus dans le milieu de l'économie de la culture aille vers un scepticisme à l'égard de l'extension prise par les droits d'auteur et droits voisins. Les incitations marginales à la création dans le régime actuelle semblent faibles et les obstacles à la diffusion crées par ces droits évidents. Je pense que cette méfiance s'étend naturellement aux limitations que les musées imposent à la diffusion d'œuvres. Deuxièmement, si on en croit Bruno Frey, la question des revenus que les musées peuvent tirer (ou pas) des reproductions est relativement secondaire. Pour lui, la question centrale en matière de ressources est celle de l'incessibilité des collections. L'impossibilité de vendre ou de louer des œuvres imposent en effet aux musées une charge lourde de conservation d'une quantité astronomique d'œuvres d'un intérêt parfois secondaire. Il y a ainsi des arguments convaincants pour donner aux musées la possibilité de disposer de ces œuvres, transformant ce capital coûteux est non productif de ressources culturelles (pas de diffusion, faute d'exposition) et de revenus, en un capital financier conséquent qui permettrait des politiques d'achat et de mise en cohérence des collections impossibles en l'état actuel des finances publiques.
5 réactions
1 De Jastrow - 19/08/2010, 12:59
Intéressant ! J'ai entendu plusieurs responsables de musée lier directement et explicitement interdiction des photos et ventes de cartes postales (même s'il ne s'agissait pas toujours du motif principal de l'interdiction). Il y a aussi un certain refus idéologique que des acteurs privés « profitent » des œuvres exposées à des fins mercantiles (publicité typiquement).
Sous un angle différent, entre droit et économie, les redevances d'accès aux œuvres (directement ou par le biais de droits de reproduction) posent aussi un problème de droit de la concurrence.
L'inaliénabilité des œuvres est un débat intéressant (et je suis demandeuse de références en la matière). Elle pousse la RMN à n'accepter les donations qu'avec précaution et elle peut poser problème quand le donateur essaie de fourguer une œuvre mineure par exemple au Louvre, alors que cette même œuvre serait volontiers accueillie par le musée consacré à l'artiste en question. Il me semble quand même que des cessions à titre gratuit sont possibles entre musées publics.
2 De Mathieu P. - 19/08/2010, 21:13
Pour les références, voir celles citées en début de billet.
Je comprends l'argument des ventes liées mais ne suis pas convaincu. L'interdiction de photographier au musée d'Orsay pourrait servir d'expérience naturelle intéressante.
Je comprends également, à titre personnel, la réticence à l'égard de l'utilisation commerciale. De la part d'administrateurs de musées toutefois, cet argument me choque. Ils ne sont pas mandatés pour servir leur collection ou leur institution mais la collectivité dans son ensemble. Un usage commercial de reproductions de leurs œuvres c'est, en plus d'une publicité gratuite (dont ils n'auraient souvent pas les moyens d'ailleurs), de l'activité économique, des emplois et des impôts pour la collectivité. Il me semble que leur position exige d'eux qu'ils mettent leur mouchoir sur leurs préventions à l'égard du secteur privé et qu'ils s'accommodent de ces usages. Après, je comprends qu'ils se sentent coincées par des subsides publics qui se réduisent comme peau de chagrin. Mais ce n'est pas une raison pour rogner sur des usages légitimes.
Le problème rencontré par le Louvre est commun à de nombreux grands musées, qui sont de plus en plus méfiants face aux legs comportant des conditions.
3 De Moggio - 22/08/2010, 17:21
Intéressant échange, merci. :)
Sur la question essentielle des revenus, je viens de lire ce billet récent qui rapproche ce qui est parfois stocké dans les caves pendant de longues périodes (et non exposé au public) et le levier parfois très efficace et des expositions temporaires : http://www.economist.com/node/21009... .
4 De OSC - 30/08/2010, 21:03
Petite question : d'où provient l'incessibilité des collections ? Est-ce légal, culturel, une habitude que personne n'a jamais remis en question ? Car on imagine en effet assez bien les revenus potentiels que pourraient tirer les musées d'une « mercantilisation » de leurs collections...
5 De Jastrow - 06/09/2010, 23:29
OSC : l'inaliénabilité des biens du domaine public (au sens de la domanialité publique) est un vieux principe juridique, consacré dès l'édit de Moulins de 1566. Il est apparaît aujourd'hui dans le Code du domaine de l'État (art. L.52) et le Code général des collectivités territoriales (art. L.1311-1).