Avec un peu plus de temps pour réfléchir à la question, il me semble que ces accords mêlent plusieurs points problématiques qui méritent d'être distingués.

La mauvaise spécialisation

C'est sans doute l'élément essentiel à mes yeux, et l'objet de mon premier billet sur le sujet. Tant que les institutions françaises ne prendront pas conscience que l'essentiel de la valeur ajoutée dans la numérisation réside dans la mise en relation (entre contenus et lecteurs et entre contenus), on n'avancera pas.

L'absence de coordination des politiques publiques

On le sait et le répète, l'État français refuse assez obstinément de se doter des instruments d'évaluation des politiques publiques. On peut même aller plus loin : à gérer les institutions de manière indépendante, il abdique son rôle de coordinateur de l'action publique. Les accords de la BnF sont un cas d'espèce : ils reposent sur la monétisation auprès d'un client public (les établissements d'enseignement et de recherche) d'un contenu détenu par une institution publique, monétisation qui sert à rembourser une avance réalisée par un prestataire privé.

Il y a là une profonde erreur de gestion publique, puisqu'il ne s'agit pas d'une valorisation des collections de la BnF, mais d'un simple transfert de ressources d'une partie de l'administration publique à une autre. Les taux d'emprunt actuels font en outre que le financement direct de la numérisation par ce biais coûterait moins cher que la marge prise par le prestataire.

Un problème d'incitations

Cet échec de coordination des actions publiques procède assez mécaniquement d'un problème d'incitations : les administrateurs des différentes institutions n'ont aucun intérêt à penser aux intérêts des autres institutions : ce qui est dépense pour une université est recette pour la BnF. C'est quelque chose que j'avais déjà relevé dans le cas du C2i , où chaque université gardait jalousement des cours réalisés sur la base d'un référentiel national commun. Évidemment, la tutelle était aussi fautive de ne pas savoir valoriser la contribution à un corpus commun.

Ils 'agit à mon sens d'un cas où l'obsession managériale mal comprise nuit gravement à l'efficacité de l'action publique.

La question de la gratuité et l'exclusion du public

Est sans doute également entrée en ligne de compte l’opinion répandue dans les milieux culturels français que la gratuité dévalorise l’objet, argument déjà entendu lors du débat sur la gratuité des musées. Faire du payant, c’est dans cette perspective affirmer la valeur du corpus, et tant pis pour ceux qui se retrouvent exclus de l’accès aux contenus.

Cette opinion survit d'autant mieux que, à l'image de ce qui se passe au niveau de la copie privé, de la taxe Google et en fait de la quasi-totalité des politiques publiques en ce domaine, les consommateurs et usagés ne sont pas invités à donner leur avis. Pire, ils ne sont pas perçus comme légitimes à avoir un avis, y compris le public hautement qualifié des salles de recherche de la BnF.

Envie et défiance

Enfin, je pense qu'il faut aussi souligner l'envie et la défiance des institutions publiques à l'égard du secteur privé.

Envie, dans le sens où il semble insupportable qu'une entreprise privée monétise des contenus publics (argument entendu contre Google, y compris chez les opposants de l'accord BnF). Peu importe que l'institution publique n'ait pas eu les moyens, et surtout les idées (algorithmes de recherche efficace, par exemple) qui rendent possible cette valorisation, ou que l'entreprise privée paye des taxes significatives, au moins sur les salaires de ses employés. Ce type de monétisation est vécue comme une fuite de ressources hors de la sphère publique, quand bien même le flux d'argent serait inexistant ou purement du public au public si l'institution publique était au commandes (encore le cas des accords BnF).

Défiance ensuite, au sens où le discours sur le sujet ne semble raisonner qu'en termes d'acteurs établis. On entend parler de Google, d'Amazon, d'Apple, comme s'ils s'agissait d'entreprises présentes de toute éternité et là pour des siècles et des siècles. C'est oublier la vitesse à laquelle ce type de positions peut être contestée (il n'y a pas si longtemps que cela, omettre Microsoft et son Encarta dans cette liste aurait paru absurde). Cet oubli conduit à ignorer purement et simplement la capacité d'innovation du reste du secteur, y compris français, qui pourrait trouver des moyens originaux de mettre en valeur ces contenus.

La prédiction s'auto-entretient ensuite : désavantagées par des corpus en accès restreint, les start-up françaises ont du mal à s'imposer face à des concurrentes ayant accès à des corpus en libre accès (prenez les photos : toutes celles réalisées par les administrations fédérales sont libres de droit, alors que l'Élysée a cédé en France face au lobby des agences de photographes). Les acteurs pertinent restent ainsi des acteurs étrangers, ce qui entretient l'idée que la France ne sait pas innover hors du cocon des champions nationaux.

Surtout, et c’est là où selon moi on touche à un point sensible, il y a cette idée perverse qu’il est mal qu’un acteur privé monétise des contenus publics – idée que l’on retrouve également chez des opposants au partenariat, d’ailleurs. Cette idée est perverse au sens où elle résulte d’une réflexion à courte vue. Effectivement, si un acteur privé monétise des contenus publics, on peut penser que l’institution publique aurait pu le faire elle-même. Sauf qu’il lui aurait fallu l’idée ayant permis cette monétisation et les moyens de la réaliser. Et c’est bien là que le bât blesse en l’espèce.

Bref, sur le plan économique, ces accords rassemblent un nombre assez considérable de travers et de mal-fonctionnements de l'administration française (et je n'ai pas parlé du manque de transparence). C'est pourquoi j'estime qu'il est utile de les critiquer aujourd'hui, indépendamment des questions juridiques (privatisation du domaine public) et d'accès à la connaissance.