Dans Destruction créatrice, il y a destruction

La thèse centrale du deuxième chapitre est que le progrès technologique a une large part de responsabilité dans la stagnation du revenu médian et le fort niveau de chômage aux États-Unis.

À première vue, il s'agit simplement de l'argument luddite. À ceci près que les auteurs n'abordent pas la question sous le simple angle du remplacement du travail par des machines mais illustrent assez précisément les mécanismes en jeu, ce qui leur permet de mettre l'accent sur le caractère vraisemblablement (mais non nécessairement) transitoire de ces effets.

Là où le premier chapitre, dans une tradition d'écriture anglo-saxonne, s'appuyait sur des exemples saillants pour illustrer son propos, on entre ici dans le domaine de la théorie et des faits économiques. Sur le plan théorique, Schumpeter est le premier sollicité puisque l'argument des auteurs est que nous sommes dans la phase de destruction du processus schumpeterien. De telles phases sont intervenues dans les précédentes révolutions industrielles, à deux différences près.

Premièrement, le remplacement des anciennes technologies par les nouvelles va beaucoup plus vite. La vapeur puis la combustion interne ont mis un siècle à remplacer la traction animale, tandis que les ordinateurs, partis de rien il y a un demi-siècle, se sont diffusés dans l'ensemble des processus de production.

Deuxièmement, la révolution technologique en cours touche une bien plus grande part de la population active, qui se voit remplacée ou doit changer sa manière de produire. Le choc d'ajustement est donc à la fois plus général et plus violent.

Les implications de ces deux différences sont profondes. La mieux explorée est celle d'un progrès technique biaisé, qui bénéficie à ceux qui sont capables de s'en saisir et de faire évoluer rapidement leurs pratiques et nuit à ceux qui n'ont pas cette flexibilité. Les auteurs en relèvent deux autres. En abaissant le coût de l'information, ces technologies élargissent la dimension du marché accessible. Cela bénéficie au consommateur en termes de choix et de prix, mais réduit à néant les rentes du producteur local qui fournissait des produits moins intéressants à un marché de proximité captif. En d'autres termes, la technologie conduit à des effets de winner-takes-all, où seules les entreprises les plus performantes parviennent à s'imposer (et génèrent des revenus très importants), conduisant l'ensemble des activités à la structure bien connue en économie de la culture de l'oligopole à frange. Cet effet de winner-takes-all conduit à concentrer le résultat des gains de productivité entre les mains des seules entreprises stars et de leurs salariés, qui se recrutent essentiellement parmi les digital natives.

Par ailleurs, une large part des gains de productivité reviennent entre les mains des propriétaires du capital utilisé dans ces entreprises. Contrairement aux précédentes révolutions industrielles, ce capital prend moins la forme d'équipements matériels tangibles et plus celle de droits de propriété intellectuelle (qu'il s'agisse de secrets industriels, de brevets ou de copyrights).

La combinaison de ces effets conduit au résultat bien connu d'une concentration croissante des revenus et du patrimoine, dont les auteurs soulignent les effets néfastes sur la croissance et sur les institutions sociales.

Pour moi, le message de chapitre est que quelle que soit la confiance qu'on peut avoir dans la dynamique de long terme de destruction créative, la présente révolution a pour spécificité de dérouler des effets très disruptifs dans un laps de temps historiquement très court, ce qui doit nous obliger à considérer avec beaucoup d'attention les effets de court terme.

Race With the Machine

Le dernier chapitre de l'ouvrage a pour but de donner des pistes permettant à la fois d'amortir ces effets de court terme et surtout d’accélérer la transition des individus et des structures de production vers une organisation où la totalité de la population pourrait tirer parti de cette évolution technologique plutôt que se trouver en concurrence avec elle.

En guise de préambule, les auteurs mettent en évidence l'existence de phénomènes corrigeant les tendances décrites au chapitre suivant. Si la technologie tend à concentrer le succès sur chaque marché, elle permet aussi la multiplication et la segmentation de ceux-ci, donnant naissances à de nouvelles niches abritant leur entreprise-star locale. Parallèlement, cette même technologie a partiellement déplacé les lieux de l'innovation. Si celle-ci se réalise toujours pour partie dans les grandes entreprises schumpeteriennes, elle se fait également dans une galaxie de toutes petites entreprises qui, à la faveur d'un succès, peuvent rejoindre, grâce aux effets de winner-takes-all, le club des grandes entreprises. On retrouve là la dynamique de l'oligopole à frange, dont la spécificité est précisément sa capacité à entretenir une frange très fortement créative.

On pourrait prendre pour exemple le marché des liseuses. Sur ce marché, Amazon joue le rôle de l'innovateur schumpeterien, qui utilise ses rentes de vendeur en ligne pour créer un nouveau marché. À côté, de nombreuses entreprises (Onyx, PocketBook, Bookeen pour n'en citer que trois) proposent une gamme de produits dont l'innovation réside moins dans leurs composants (standardisés) que dans la combinaison de ceux-ci.

Cet exemple conduit au point suivant des auteurs, qui est que la division de la production et les TIC permettent de multiplier les innovations de combinaison, procédant d'une mise en relation d'éléments technologiques pré-existants (par exemple, penser qu'un téléphone équipé d'un processeur assez puissant et d'un appareil photo puisse être utilisé comme un lecteur de codes-barres). Ces innovations de combinaison présentent un coût d'entrée bien moindre que les innovations matérielles, qui restent l'apanage de groupes pouvant réaliser des investissements très lourds.

Le dernier point est que nous sommes dans une phase d'innovation de processus. Les ordinateurs sont là mais, essentiellement, nous ne savons pas les utiliser. Les auteurs donnent l'exemple des tournois d'échec, gagnés ni par les Grands maîtres ni par les supercalculateurs mais par des équipes d'humains assistés de PC standard mais utilisant des heuristiques pour guider les directions de calculs, permettant d'explorer une plus grande profondeur de mouvement en choisissant de manière dynamique les branches à explorer ou à ignorer.

Or, constatent les auteurs, nous ne sommes pas actuellement formés à nous saisir de ces phénomènes. Le constat du retard de la pénétration des nouvelles technologies dans l'enseignement constitue une antienne. Les auteurs le relient au fait que ces technologies ne peuvent être employées qu'en modifiant profondément les processus mêmes de l'éducation. Là comme ailleurs, elles auraient vocation à concentrer l'audience sur les tout meilleurs enseignants[1], dégageant du temps permettant aux autres enseignants de se consacrer aux aspects nécessitant une forte relation humaine aux élèves. Parallèlement, l'adaptation aux nouveaux processus requiert une acquisition de capacités au travail horizontal, collaboratif, qui reste le parent pauvre de nos systèmes d'enseignement et d'évaluation.

De manière moins attendue, ils soulignent que les entreprises emblématiques de cette révolution technologique ne sont pas fondées sur un produit, mais sur un écosystème. Le succès de Google procède d'un algorithme mais aussi d'une application de la théorie des enchères. Celui d'Appel d'une sujétion de la technique au design et à l'ergonomie. Ainsi, notent les auteurs, de plus en plus de formations aux nouvelles technologies abandonnent une vision purement technique au profit d'une réintégration des humanités, constatant, sur le marché des tablettes par exemple, que la qualité technique d'un produit devient secondaire par rapport à sa capacité à transmettre de manière transparente des contenus.

Les auteurs proposent donc dix-neuf mesures qu'ils présentent comme une liste non-exhaustive des directions à prendre. Certaines sont générales, d'autres très spécifiques à la situation américaines. J'en fais donc ici un choix subjectif : - Investir dans l'éducation, à la fois en termes de moyens (nouvelles technologies), de processus (leur utilisation) et de structures (les auteurs proposent de séparer les rôles d'enseignement et de notation-certification) ; - Proposer dans toutes les filières des formations à la création d'entreprises, appuyées sur une simplification drastique des procédures ; - Investir dans la recherche et le développement ; - Aligner la taxation du capital sur celle du travail, voire favoriser temporairement ce dernier ; - Mettre un frein à la volonté de régulation immédiate des secteurs émergents (au hasard, prix unique du livre numérique) - Cesser les incitations à l'accession à la propriété, qui constituent un frein important la mobilité des personnes - Aligner la taxation du secteur financier sur celle du reste de l'économie - Réformer en profondeur le système des brevets afin d'éliminer les brevets de mauvaise qualité et les patent trolls - Réduire la durée du copyright.

À mon sens, la liste et la portée des recommandations a pour principal inconvénient de n'être pas toujours bien reliée au propos central des auteurs. Elle aurait gagné à être réduite et plus solidement mise en relation avec ce qui précède. Elle constitue toutefois une intéressante base de départ pour un débat sur les mesures de long terme, ce qui est exactement ce que visaient les auteurs.

Impression d'ensemble

Comme d'autres ouvrages de ce type, courts, clairs et compacts, cet ouvrage se lit bien et vite. Les auteurs jouent régulièrement sur le rejet presque instinctif des arguments luddites (ou inversement sur l'adhésion intuitive à ces arguments) pour prendre leur lecteur à contre-pied. Règle du genre, les arguments sont plus souvent supportés par des anecdotes que par des données ou des éléments théoriques précis. Des liens dans le texte permettent toutefois au lecteur curieux de creuser plus avant.

En tout état de cause, je recommande la lecture de cet ouvrage. Elle permet en effet de s'armer contre les arguments plus ou moins pernicieux de rejet de la technologie. La description fine de ses effets néfastes permet en effet de mettre en évidence le caractère potentiellement transitoire de ces effets, et la compréhension de ses mécanismes de répliquer en montrant les directions d'un progrès plutôt que ceux d'une régression.

Note

[1] Une idée qu'avait déjà eu Malraux, qui voulait créer un corps d'enseignant d'élite dont les cours magistraux seraient ensuite diffusés dans les établissements.