Becker et la destruction créatrice

Becker livre de la situation une analyse assez classique fondée sur l'idée de destruction créatrice schumpetérienne : Amazon et les liseuses constituent pour lui une technologie de vente de livres vouée à être strictement supérieure à celle offerte par la plupart des librairies : disponibilité rapide de la quasi-totalité des titres non-épuisés (et grâce aux efforts sur les œuvres orphelines, la plupart du reste), outils de feuilletage et de recommandation, plus grande versatilité des tablettes de lecture, etc.

The traditional bookstore is doomed by e-readers and online sales of hard copy books.

À l'appui de son analyse, on peut noter que du point de vue de l'économiste, la disponibilité immédiate des livres dans une librairie ne doit pas cacher le coût de déplacement à se rendre dans une librairie, coût qui peut être conséquent dans un cadre urbain très étendu comme celui des banlieues américaines ou des campagnes françaises. De ce fait, le coût du temps à attendre la livraison doit être comparé avec le délai induit par ce coût de transport, ce qui favorise en comparaison les librairies en lignes. Exemple personnel : vous avez un enfant, il faut donc aller le chercher tôt à la crèche. Or, la plupart des librairies parisiennes ne sont pas accessibles à des poussettes. Évidemment, le livre numérique réduit ce temps au seul temps de téléchargement du texte.

En termes prospectifs, Becker pense que l'attachement des libraires à leur métier ainsi que la lenteur de la pénétration des outils numérique chez les plus âgés, traditionnellement gros consommateurs de livres, va induire une disparition lente de la plupart des librairies (avec le bémol que la possibilité d'agrandir les caractères devrait assurer aux liseuses un marché important chez les seniors). Seuls subsisteront celles pratiquant plusieurs activités (il cite la librairie d'université, vendant aussi de la papeterie ainsi que des goodies de l'université, j'aurais plutôt parlé du modèle du manga-café) ou celles s'adressant à une clientèle particulièrement pointue, sur le mode du marché de niche.

Il relève également que si l'industrialisation a entraîné une diminution de la production domestique (nourriture, vêtements), la tertiarisation pousse maintenant dans l'autre sens, fournissant des outils de production domestique (yaourtière électrique, machine à pain, etc.) qui s'étendent maintenant aux services, ici le service de librairie mais aussi la consommation de musique ou de films. Ce qui lui permet assez élégamment de boucler son billet sur un thème relevant manifestement de son argument initial de destruction créatrice schumpetérienne.

Posner et l'effet-prix

Posner suit plus ou moins la même ligne, en mettant l'accent moins sur les services rendus que sur l'effet-prix. L'activité de librairie est en effet socialement onéreuse, en cela qu'elle nécessite d'amortir l'occupation de surfaces commerciales chères, car situées dans des quartiers commerçants denses aux baux commerciaux élevés et qu'elle emploie des personnels qualifiés. La substitution vers une librairie en ligne est donc pour lui de nature à épargner ces coûts, faisant ainsi baisser le prix des livres et favorisant la lecture.

Books bought through bookstores are more costly not only in price (to cover the costs of the bookstore), but also in customers’ time.

Pour lui, le seul avantage de la librairie est la possibilité du contact physique avec les ouvrages. Il estime que les services rendus sur place, par la sélection des titres et les suggestions, peuvent être reproduits en ligne à moindre coût et génèrent, en tout état de cause, moins de disposition à payer que les coûts qu'ils induisent. Lui aussi conclut sur le thème de la destruction créatrice.

La problématique valorisation des services

L'un comme l'autre attachent manifestement peu de valeur aux services rendus par les libraires. Becker ne les mentionne même pas et Posner considère qu'ils n'ont qu'un effet marginal sur la demande. Il consacre ainsi plus de temps à la possibilité de parcourir les livres (browsing) qu'à l'intérêt des services sur place (point-of-sale services). Si je suis d'accord avec eux sur le fond, c'est-à-dire que le numérique signifie assez mécaniquement moins de librairies, il me semble qu'ils négligent un aspect important de l'activité des libraires.

D'une part, je ne suis pas certain que l'on puisse balayer aussi rapidement l'activité de conseil. Si certes les conseils d'un libraire à un client inconnu ont peu de chance d'être significativement meilleurs que ceux obtenus en ligne, une relation régulière permet au libraire de disposer d'un avantage comparatif sur les nouveaux titres, sur lesquels les outils de recommandation automatisés sont moins performants, faute de données. Il en va de même pour l'activité de promotion des titres, celle qui conduit les premiers lecteurs à acheter un titre. Pour se mettre en route, les mécanismes de prescription, qu'il soient physique ou en ligne, ont besoin de lecteurs initiaux. Par construction, les libraires et leurs clients réguliers forment une part importante de ces lecteurs initiaux, qui amorcent les phénomènes de recommandation et de bouche-à-oreille.

Le service de conseil est d'autant plus valorisé par les clients que leur temps est précieux, ou leur information faible, ce qui suggère que les librairies devraient mieux résister dans les quartiers présentant une population aisée et éduquée d'une part, et d'autre part dans des quartiers populaires où elles joueraient un rôle plus large d'animation culturelle (rien n'interdit d'ailleurs que cela se fasse dans un cadre public, semi-public ou à but non lucratif : l'entreprise privée n'est pas le seul modèle envisageable pour l'avenir de la librairie).

Le service de promotion, lui, en appelle moins au client qu'aux éditeurs, qui sont les grands bénéficiaires de démarrage des phénomènes de recommandation. Sous cet aspect, l'avenir de la librairie pourrait bien dépendre crucialement de la volonté des éditeurs à concrétiser en transferts monétaires leurs discours d'attachement à la librairie de qualité, par le biais de contrats rémunérant explicitement ce type de services. En l'état en France, éditeurs, distributeurs, diffuseurs et libraires semblent préférer des systèmes assez complexes de compensation, opaques pour le consommateur. À ce niveau, je ne suis pas convaincu que la volonté de préserver les structures et fonctionnements existants ne devienne pas un obstacle quand l'objectif essentiel serait de mettre en évidence la valeur des services rendus par les uns et pas par les autres.