Je passe
On m'a proposé de contribuer en tant qu'« expert » au site France 2025 (hat tip à celui à qui je dois cette invitation). J'ai un peu réfléchi à ce que je pourrais dire, et finalement, je crois que je vais décliner la proposition. La prospective n'est pas un exercice pour moi. En tous cas pas dans ce cadre.
On me demande en effet de réfléchir sur ce que sera la France dans quinze ans. Ayant chez moi certains numéros de revues du type Science et vie se livrant à cet exercice et datant du début des années 1990, je vois à quel point c'est l'occasion pour les auteurs d'être ridicules une fois l'échéance arrivée. Il y a de bonnes raisons à cela, d'ailleurs : qui a une idée claire de ce que sera tel secteur économique dans quinze ans a tout intérêt à développer directement ses idées innovantes plutôt que d'en parler aux quatre vents. Si personne n'est preneur pour les idées en question, c'est probablement qu'elles ne sont pas si bonnes que ça (statistiquement : inutile de me citer des contre-exemples de génies méconnus). Il y a donc un biais de sélection qui fait que les idées qu'on trouve dans ce genre d'exercices ne sont pas forcément les meilleures en termes de technologie. La réflexion sur la politique, la société ou la démographie en revanche se prêtent sans doute bien mieux à ce type d'exercice.
Or, qu'ai-je à dire ? Je peux parler d'économie de la culture avec une relative compétence. Cependant, non seulement le champ d'études lui-même est récent, mais en plus l'évolution technologique produit des modifications profondes de la production des œuvres culturelles. Je ne me sens pas capable de prédire ce que cela pourrait donner dans quinze ans. Il y a certes une grande permanence dans les processus créatifs, et l'ouverture à des contenus nouveaux reste un processus assez lent. Ce sont les modes de diffusion qui changent. Pour avoir une idée de l'organisation du secteur culturel à cette échéance, il faudrait avoir une idée claire sur :
- Le résultat net entre les tendances centrifuges dues aux technologies de réseau (qui n'impliquent plus la présence physique) et les tendances centripètes liées à la hausse des coûts de transport (via l'augmentation du prix de l'énergie). Selon l'effet dominant, on peut assister à une marginalisation ou à un retour en force du spectacle vivant.
- Le résultat du jeu de pouvoir entre les fournisseurs de contenu (éditeurs, majors), les fournisseurs d'accès (entreprises de télécommunications) et les opérateurs de plates-formes (ordinateurs, téléphones et leurs systèmes d'exploitation). Selon qui tient la position dominante et le type de coalition qui se crée, on peut aboutir à un flux important de contenus et à des mécanismes de redistribution indirecte de la rente aux créateurs, ou au contraire à un verrouillage légal et matériel très fort des contenus.
- Le type même d'outils technologiques utilisés : très ouverts (mini-PC, souvent vendus avec des OS libres) ou au contraire très fermés (iPhone), ce qui rejoint le point précédent. Le type de consommation ne sera pas non plus le même selon que dominent des terminaux de très petite taille (du type iPhone), avec un écran et des capacités réduites, ou au contraire des terminaux du type mini-PC, plus interactifs, ou encore des tablettes tactiles réduites à la taille et à l'épaisseur d'un magazine. L'interactivité, la finesse et le mélange entre texte, audio et vidéo n'est pas du tout le même dans chaque cas.
Autant dire que des scénarii très divergents sont à l'heure actuelle envisageable. Plutôt que de dire des bêtises, je préfère donc pour l'instant passer mon tour au jeu de la prospective en ce domaine.
Je pourrais également parler d'enseignement supérieur. Si les durées d'évolution y sont encore plus longues, la rédaction du précédent billet m'a fait prendre conscience que je risquais surtout de prendre mes désirs pour des réalités. Là encore, ce n'est pas l'exercice demandé.
Bref, je passe, et laisse à d'autres la tâche délicate de faire des prévisions sur ce que sera la France dans quinze ans.
Publié le mercredi, décembre 3 2008, par Mathieu P. dans la catégorie : General - Lien permanent
Commentaires
mercredi, décembre 3 2008
14:59
"le type de coalition qui se créent" -> crée
— DC"verouillage" -> verrouillage
"envisageable" -> envisageables
"tâché" -> tâche
"vec un écran et des capacités réduites" -> réduits (si tu fais un accord grammatical strict)
Sinon tu as raison de passer la main car les prévisions et la prospective permettent en général a posteriori de ridiculiser les économistes.
mercredi, décembre 3 2008
19:00
Je partage votre avis concernant la démographie. Les démographes semblent en effet disposer d'outils et de données leur permettant d'imaginer un peu sérieusement où en seront les populations humaines dans quinze-vingt ans. Pour faire le lien avec l'économie culturelle, si on regarde les choses côté demande avec l'oeil du spécialiste des "pratiques culturelles" (plutôt de la sociologie culturelle que de l'économie culturelle, c'est vrai), l'approche générationnelle avec un travail sur les "séries longues" de pratiques culturelles couplé à une réflexion sur la poursuite des tendances lourdes pourrait apporter quelques éléments prospectifs un peu fondés. Sur ce sujet, le spécialiste français des pratiques culturelles qu'est Olivier Donnat a publié récemment (ce texte) qui offre des premiers résultats pas inintéressants.
— MoggioCôté économie culturelle pure, les choses sont peut-être en effet plus compliquées et l'exercice pas facile du tout (d'où peut-être votre sagesse de passer votre tour). À ce sujet, autant je comprends ce que vous voulez dire dans votre deuxième point ("jeu de pouvoir") autant le premier et le troisième points m'apparaissent un petit peu moins clairs. Sur le point 1, certains disent que le spectacle vivant musical sera à terme quasi la seule source de revenus des compositeurs et interprètes face au "choc technique" de la "révolution numérique" et ses conséquences pour l'industrie musicale (certains parlent de la théorie de David Bowie, à la suite d'un article ou d'une interview dans le New York Times il y a quelques années, impliquant aussi la disparition à terme des labels musicaux). Auriez-vous cela en tête dans votre point 1 ? Sur le point 3, vous serait-il possible d'en dire un peu plus à vos lecteurs ? D'avance, merci.
Pour finir, au sujet de ces questions prospectives et pour information, une personne travaillant au ministère de la Culture à Paris m'a dit récemment qu'un travail prospectif sur la politique culturelle de l'État va peut-être être engagé dans les mois qui viennent.
mercredi, décembre 3 2008
22:24
J'ai eu la même proposition, que j'ai réfusé pour trois raisons : premièrement, qu'un gars d'une obscure boîte de communication se permette de juger des "compétences en sociologie" (je cite) me fait bien marrer, deuxièmement, je n'aime pas la prospective, et troisièmement, je trouve que recourir à des blogueurs parce que ça fait "djeunz" alors qu'on a plein de sociologues spécialistes du changement social qui ont des choses intéressantes à dire, c'est quand même se foutre de la gueule du monde. Ceci sans remettre en cause la compétence des personnes invités (je suis moi même d'une compétence peu commune :) ) : je trouve simplement étrange que le fait d'être un blogueur soit un critère de recrutement pour ce genre de chose...
— Une heure de peineEn plus, j'aime pas la politique.
jeudi, décembre 4 2008
11:52
Quelques explications sur mes trois points :
Sur les effets d'agglomération
L'existence d'une demande pour le spectacle vivant en tant que tel dépend fortement de l'existence de zones à forte densité de population. En effet, outre l'incertitude, un des coûts essentiels dans la consommation de spectacle vivant est le coût total d'opportunité (se déplacer, éventuellement faire garder les enfants, etc.). Du coup, on s'attend à ce que la demande de spectacle vivants soit, toutes choses égales par ailleurs, plus importante dans des endroit denséments peuplés (e.g. New York) que dans des zones moins denses (e. g. Los Angeles). Inversement, la consommation de produits culturels de type flux (musique enregistrée, films, télévision) est en partie conditionnée par un faible prix de la surface habitable. Difficile d'avoir un ''home cinema'' avec des enceintes convenablement espacées ou une pièce disposant d'une bonne isolation phonique et d'une bonne acousitque dans un appartement de petite taille.
Ainsi, une forte agglomaration (due par exemple à une hausse du coût du transport) favorise une offre riche de spectacles vivants. Le ratio entre le nombre de salles de spectacle (les fameux Gatekeepers de Richard Caves, Creative Industries) et le nombre d'artistes devient plus favorable aux artistes, favorisant ainsi le spectacle vivant. Inversement, dans une société du travail à distance et d'étalement des agglomérations sur de grands espaces, le seul moyen pour un artiste d'atteindre un public est de passer sous les fourches caudines des (rares, économies d'échelle et effet de réseau obligent) personnes contrôlant l'accès au moyen de diffusion. Le spectacle vivant ne serait plus qu'un fournisseur de contenu dans une chaîne où la rente est capturée en aval de la création.
Sur les terminaux
Considérons un iPhone. L'écran est petit. Il se prête peu à la lecture ou à la rédaction de textes long. Il est essentiellement fait pour écouter des contenus audio, ainsi que, de manière également limitée par la taille de l'écran, des contenus vidéo. Si ce type de plate-forme devient dominant, on peut pensr qu'on assistera à un recul relatif des contenus textuels et vidéo longs au profit de contenus audio.
Inversement, un axe de développement important à l'heure actuelle est l'ordinateur fin. Le but serait d'embarquer les fonctions essentielles dans un écran souple, de la taille d'un magazine (un peu moins qu'un A4, ce qui fait déjà un écran de taille convenable). Pour ce faire, il faut, au moins à court terme, sacrifier de la capacité de traitement et de la mémoire. Une domination de ce type de plate-forme favoriserait donc les contenus en ligne (moins demandeurs en ressources) ainsi que les contenus textuels.
Le mini-PC ouvre encore une troisième perspective. Moins nomade car plus encombrant, mais possédant de capacités de traitement plus importantes, et d'une interactivité plus importante. On peut également imaginer des outils combinant ces trois modes sur le principe d'un emboîtement de modules et de stations d'accueil permettant de varier les types d'utilisation.
On est là dans la pure prospective technologique, et encore certains des projets les plus intéressants dans ce domaine doivent être des secrets industriels jalousement gardés. Or, le type de plate-forme qui s'imposera aura un effet considérable sur le nombre de consommateurs atteignable par chaque type d'expression artistique. Difficile donc de faire de la prospective sur le devenir de ces derniers sans avoir une bonne information sur l'évolution des supports par lesquels ils accèderont à leur public.
— Mathieu P.vendredi, décembre 5 2008
18:44
Le billet me semble intéressant en terme de prédiction. Une analyse des forces qui vont jouer sans s'avancer sur le résultat final est aussi (plus!) constructif qu'une prédiction fausse.
— Thomassamedi, février 14 2009
23:20
Après nouvelle information, je confirme la dernière phrase de mon commentaire du 3 décembre dernier : le ministère de la Culture et de la Communication, par l'intermédiaire de son département des études, a engagé depuis peu un travail de réflexion prospective sur la politique culturelle de l'État (ou du ministère en question, je n'ai pas bien compris...) à l'horizon de quinze-vingt ans.
— Moggio