Les Français et l'économie

Il faut se souvenir que le débat part, à l'origine, de l'idée que les Français ont une mauvaise image de l'économie de marché en général, et de l'entreprise en particulier. Bien qu'il faille nuancer cette idée, la défiance à l'égard des mécanismes de marché en France est inscrite profondément dans un paysage politique qui oppose colbertistes-corporatistes et étatistes-planificateurs, sans qu'une formation significative aient des positions authentiquement libérales en matière d'économie.

Cela ne signifie pas que les Français soient particulièrement mauvais en économie : les comparaisons internationales, avec les États-Unis par exemple, montrent que les vieilles lunes protectionnistes et la crainte du chinois mondialisé avec le Yuan entre les dents n'est pas propre à la France. Il n'empêche que je me demande comment on peut en arriver à une situation où je pense pouvoir dire sans me tromper qu'une part significative de la population imagine que la fortune d'un Bolloré prend la forme de lingots d'or entreposés dans un coffre en Suisse, ou que les milliards perdus par la Société Générale sont issus des bénéfices faits sur l'activité de banque de dépôt.

Les deux paragraphes précédents vous semblent-ils cohérents l'un avec l'autre ? Pourtant, il s'agit à mon sens de deux problèmes différents.

Dans le premier cas, il s'agit de la formation des élites politiques et économiques, qui ne reçoivent que rarement un enseignement de l'économie un minimum rigoureux et à jour. Oui, il existe des cours d'économie, parfois de très bonne tenue, à Sciences-Po, à HÉC ou à l'ÉNA. Mais par quel partie des promotions sont-ils suivis ? Ont-ils l'influence nécessaire pour contrebalancer le discours tenu dans les autres cours ? J'en doute. Je doute surtout que la forme d'esprit encouragée par ces formations permettre d'appréhender convenablement les problèmes économiques. On pourrait en dire tout autant sur la formation des journalistes, qui en plus d'être légère sur ce thème, se compose pour une partie de la profession par l'habitude prise de ne plus vérifier les informations, ce qui nous vaut régulièrement des énormités (l'autre jour, une différence entre le PIB français et de PIB Britannique de l'ordre d'une soixantaine de millions d'euros) dans les colonnes d'un quotidien vespéral de référence.

Dans le second cas, il s'agit de la formation en économie dispensée dans le secondaire.

Enseignement de l'économie dans le secondaire

Notez que je n'ai pas parlé de la filière SES ici, parce qu'effectivement, moins d'un tiers d'une génération est exposé à cet enseignement, et les dérives qui y existent (manuels idéologiques, enseignants biaisant leur enseignement) ne sont d'une part pas propres à la filière (demandez aux enseignants d'histoire, et j'ai même vu ce type de querelles entre enseignants de mathématiques), et d'autre part relèvent d'un problème d'évaluation des enseignants et pas de contenu des programmes.

Ceci étant dit, il faut à mon sens se demander où la majorité des collégiens et lycéens reçoivent leur introduction à l'économie. Pour enfoncer une porte ouverte, je commence par rappeler que cela se fait d'abord à la maison, par exposition aux médias et aux discussions de famille. Voir pour cela le paragraphe ci-dessus. L'effet famille peut jouer un rôle important. En effet, les parents des lycéens actuels sont nés il y a quarante à cinquante ans. Quelles sont leurs représentations de l'histoire économique de la France ? Une ère de prospérité et de planification, les Trente Glorieuses, suivie par trente ans de croissance molle et de libéralisation. De là à penser que la planification était le ressort de la prospérité et le libéralisme économique celui de la crise, il n'y a qu'un pas, d'autant plus aisément franchi que pour des personnes nées dans les années 1960, le retard technologique et la pénurie démographiques issus des années 1930 et de la guerre ne sont pas évidents. Il y a donc fort à parier que les collégiens arrivent déjà avec des représentations très biaisées.

Où ensuite entendent-ils parler d'économie ? Essentiellement dans les cours d'histoire et de géographie. Il ne s'agit aps de jeter la pierre aux enseignants de ces matières, entendons-nous bien : ils ont des programmes colossaux à traiter, et l'histoire économique (sans parler de l'économie elle-même) est rarement leur spécialité. Ce que je veux ici souligner, c'est que l'échelle de ces deux matières (en ce qui concerne les sujets au programme) focalise l'attention sur les sujets et les effets macro-économiques, renforçant à nouveau la conception de l'économie comme une boîte noire avec une politique économique en entrée et un taux de croissance en sortie. La nécessité d'expliquer les idées keynésiennes pour comprendre les années 1930 et ultérieures achève au lycée de fixer ces représentations.

Est-ce à dire qu'il faudrait un enseignement généralisée de l'économie dans le secondaire ? Je ne pense pas, d'une part parce que les programmes actuels sont déjà assez lourds, et surtout que le problème, à mon sens, n'est pas un problème de connaissances, mais un problème de raisonnement. À ce titre, je rejoins les positions d'enseignants de toutes les matières, qui regrettent que l'enseignement actuel prenne la forme de recettes à apprendre (y compris des explications de texte) au détriment de méthodes, dont les ex-lycées devenus étudiants manquent cruellement.

Il y a donc au départ des représentations profondes à changer, et ce n'est pas une manipulation des programmes qui y changera quoi que ce soit : La Société de la défiance comme Les Désordres du travail montrent qu'il existe des fondamentaux profonds, sociaux, à la défiance à l'égard du marché, et c'est probablement en intervenant à ce niveau-là (relations de travail, imposition stricte des règles de concurrence, mise en évidence des rentes corporatistes) que se situe le meilleur levier sur ces représentations.