Les humanités ne servent à rien

L'argument selon lequel les humanités ne serviraient à rien est d'autant plus difficile à contrer qu'il est partagé à la fois par les « opérationnels » (commerciaux, gestionnaires), une partie des scientifiques, et, de manière très pernicieuse, par une trop large parties des enseignants et chercheurs en humanités eux-mêmes.

L'erreur des premiers est assez facilement explicable dans un système scolaire où la sélection repose essentiellement sur les sciences, les mathématiques en particulier, où les filières littéraires sont relativement dévalorisées, et où, dans de nombreux établissements secondaires, la qualité des enseignants de lettres dans les filières scientifiques laisse à désirer. Ajoutez à cela un enseignement de la littérature qui a beaucoup souffert d'être inféodé aux lubies de quelques linguistes peu préoccupés de faire aimer la lecture, et vous avez la recette pour une désaffection générales pour les humanités. Je dis bien qu'il s'agit d'une erreur, car les humanités, à mon sens (je tâcherai de le démontrer plus loin) sont tout aussi fondamentales pour une société que la recherche scientifique, y compris du point de vue de l'économiste que je suis.

Celle des seconds procède de la même source : le discours sur l'inutilité des littéraires, qui remonte (comme me le faisait utilement remarquer l'amie dont il est question au début de ce billet) à la Révolution, a été intégré par les littéraires eux-mêmes, qui ont souvent, et de plus en plus, céder à la tentation de ne rien dire, et de s'estimer heureux qu'on continue à leur laisser mener leurs recherches et leurs enseignements dans leur coin. Attitude le l'autruche, qui apparaît aujourd'hui particulièrement délétère dans ses conséquences.

La recherche scientifique ne sert à rien

En effet, il est sans doute faux de croire que le problème est propre aux humanités. Dans les années 1980 et 1990, les scientifiques ont vu le statut du chercheur diminuer progressivement au profit de celui du commercial et de l'ingénieur, au point que les recrutements et le financement de la recherche fondamentale ont menacé de se tarir. La menace n'est d'ailleurs pas écartée, mais elle semble plus éloignée aujourd'hui, le problème étant plutôt de l'ordre de l'allocation des moyens entre domaines et entre projets de court et de long terme. On ne parle plus de la disparition pure et simple des filières de physique théorique.

Si cette évolution a eu lieu, c'est qu'un certain nombre de scientifiques de premier rang sont sortis de leur tour d'ivoire, et sont parvenus à convaincre le public de deux choses : d'une part la science est intéressante, et d'autre part elle sert à quelque chose. Pour le premier volet, ils ont accepté, via des opérations comme La Main à la pâte de mettre en avant des résultats parfois datés ou annexes, pour sensibiliser le public à l'intérêt de la démarche scientifique, en particulier expérimentale, et démontrer en quoi cette démarche constitue un fondement de la manière de penser d'un citoyen dans une civilisation technologique. En ce qui concerne l'utilité, ils ont mis en avant un certain nombre d'applications évidentes (le laser, par exemple), et surtout ont pris l'habitude de souligner à chaque occasion quelle recherche fondamentale était derrière une application industrielle de grande ampleur (comme la magnétorésistance géante comme fondement de la technologie des disques durs à l'occasion du dernier prix Nobel).

Voyant cela, on peut faire deux constats. Le premier est que la légitimation d'un domaine repose sur la capacité de ce domaine à faire la preuve de son intérêt, et pas seulement de son utilité. Le second, c'est que cette légitimation peut reposer sur un socle de champs d'investigation beaucoup plus étroits que ceux couverts par la discipline concernée. La magnétorésistance géante sert ainsi de parapluie aux physiciens intéressés par la théorie des cordes, et lda découverte de planètes extra-solaires aux planétologues qui étudients la composition de l'atmosphère de Vénus. L'utilité de la science, assez généralement reconnue même si les moyens et les vocations ne suivent pas, est ainsi un construit social, qui ne peut continuer à dériver de courants de long terme de l'histoire des mentalités (coucou les historiens) que par des actions régulières de la part de praticiens qui entretiennent cette image (c'est le sociologue qui parle), praticiens qui y trouvent leur intérêt car cette image garantie la pérennité de leur domaine de recherche (vous avez reconnu l'économiste).

De l'utilité des humanités

À ce point, vous vous dites peut-être que je noie le poisson, et qu'il va falloir en venir au fait. Dont acte : à quoi servent les humanités. Pour parler de manière assez générale, mais un philosophe (hint, hint) le ferait mieux que moi, il me semble que là où les sciences s'intéressent à des mécanismes (avec l'exigence de reproductibilité) fonctionnant dans des environnement et des structures d'information bien déterminés, les humanités sont ce qui nous permet de trouver des heuristiques, c'est-à-dire des modes de fonctionnement, de décision et d'évaluation dans des environnements incertains et en disposant d'informations très limitées, en faisant appel à notre capacité à nous mettre à la place de l'autre humain ayant effectué les actions qui fondent notre propre réaction. Les grandes généralisations ne me réussissant en général pas, je préfère donner un certain nombre d'exemples sur certaines disciplines, le cas des sciences ayant montré que la justification sociale d'une discipline ne passant pas nécessairement par la démonstration de son utilité d'ensemble.

L'histoire : Il me semble que l'histoire, dans la défense des humanités, a un rôle central à jouer. En effet, elle jouit par rapport aux autres composantes des humanités, d'un avantage énorme : elle peut mettre en avant des témoignages tangibles de ce qu'elle raconte, certains des témoignages en question (les églises, les châteaux) constituant des attractions publiques de premier plan. De plus, la fascination pour certaines périodes historiques ne se dément pas : on a dès lors du mal à comprendre le peu d'efforts que semblent faire les historiens pour faire valoir comment leurs travaux permettent une meilleure compréhension de ces époques. À un niveau plus élevé, l'histoire constitue un élément indispensable de l'analyse politique. Vouloir mener une politique des banlieues qui ne serait pas informée par une histoire de la colonisation, une réforme du rôle du Président de la République en ignorant ce que cette fonction doit à l'ancienneté de l'institution monarchique, une construction européenne sans avoir conscience de la profondeur des différences de mentalités liés à la romanisation, à la Réforme et aux influences orientales, c'est courir à l'échec. Pour prendre un exemple personnel, il m'a semblé comprendre quelque chose de fondamental sur ce rôle essentiel de l'histoire quand j'ai lu une analyse expliquant que si l'anarchisme et l'auto-gestion avaient connu en France une implantation beaucoup plus forte qu'ailleurs, c'est que l'ouvrier de 1870 qui voulait prendre le contrôle des machines avait à l'esprit son grand-père, qui en 1789 avait pris possession des terres qu'il travaillait.

Évidemment, toutes les recherches ne se prêtent pas également à de telles applications. Du coup, il est d'autant plus important que les chercheurs qui peuvent le faire, parce que leur sujet ou leur époque sont à la mode, se mettent en avant afin de permettre à leurs collègues de travailler.

La linguistique : En ce qui concerne la linguistique, il me semble qu'une rivalité interne avec la littérature a beaucoup handicapé la valorisation de la discipline. Or, on se demande comment dans une société où nous sommes bombardés de messages écrits, les outils permettant de séparer le contenant du contenu de ce message, tout ce qui permet de s'armer face à des discours trompeurs, peuvent connaître une crise de légitimité. La linguistique aurait de plus dû profiter de l'essor de l'informatique, qui a d'une part démultiplié les modes d'utilisation de l'écrit (vous n'êtes pas en train de regarder une vidéo), et qui d'autre part a cruellement besoin de spécialistes du langage pour parvenir à mettre au point des interfaces, des heuristiques de recherche et d'aide les plus proches possibles du mode d'expression naturel des utilisateurs. La mise en avant de ces rôles pourrait peut-être permettre à ce domaine de prendre sous son aile les langues anciennes sur lesquelles elle se fonde.

La littérature : La littérature est probablement un des domaines ayant le plus souffert. Pourtant, le nombre de romans publiés connaît une inflation qui ne se dément pas. À quoi servent-ils donc ? Pourquoi sont-ils si demandés ? En dehors de la fonction, qu'il ne faut pas mépriser, de distraire, la littérature remplit un rôle capital. Lire un roman ou un poème, c'est pour moi plonger dans la subjectivité, dans la perception d'un autre, dans la vision du monde qu'il me propose. La lecture d'un bon roman me donne toujours l'impression d'avoir vécu, en quelques heures, un supplément de vie, un supplément d'expérience humaine que je n'aurais pu acquérir par moi-même. Il y la là-dedans beaucoup de l'auteur, mais la recherche m'apporte un supplément, parfois indispensable, de compréhension de ce que je lis. Situer une œuvre par rapport aux œuvres voisines, comprendre par rapport à quoi un auteur se positionne, quels sont les enjeux de son projet d'écriture, voilà autant de choses que je pourrais certes faire par moi-même, mais cela me prendrait un temps infini de découvrir tous les livres qu'a lus l'auteur en question, et de comprendre dans quelle optique il les a lus, si tant est que j'ai accès à ses sources. Une bonne préface d'ouvrage m'épargne ce travail, de la même manière qu'un programme tout fait m'épargne de coder moi-même le logiciel qui sert de support à ce blog. Or, une bonne préface procède d'années de recherches en littérature.

Je laisse à d'autres le soin de compléter cette liste : si vous m'avez lu jusque là, vous en aurez compris l'esprit.

Comment se vendre ?

Ce n'est pas tout de dire qu'il faut sortir de la tour d'ivoire. Encore faut-il avoir des idées pour le faire. Il me semble que les pistes existent, mais qu'elles sont par trop ignorées des pratiquants des humanités, moins par dédain (quoique celui-ci existe) que par timidité et manque de confiance dans leur propre utilité.

Concernant la littérature, il me semble qu'elle gagnerait à se mettre en avant, à organiser, à côté des nécessaires colloques, des manifestations ouvertes au grand public destinées à présenter tel ou tel auteur, à expliquer, patiemment, quelles questions il se pose, et pourquoi il faut le lire. C'est que chez de nombreux littéraires, le goût de la lecture va tellement de soi qu'ils en oublient qu'il s'agit d'un goût acquis. Dans la même veine, je m'étonne du peu d'investissement des universitaires dans le phénomènes des cercles et ateliers d'écriture, parfois très mal encadrés. Est-ce que l'université ne gagnerait à pas à accueillir cette volonté d'expression de soi par l'écriture en son sein, de mettre tous ces auteurs en herbe face à des acteurs qui pourraient leur expliquer en profondeur les enjeux de ce qui est au départ un simple désir d'épanouissement ? Le succès dans les pays anglo-saxons des cursus de creative writing n'a manifestement pas encore fait assez réfléchir les littéraires français.

De la même manière, il est probablement encore temps pour les linguistes de proposer des ateliers de décryptage de l'actualité, les médias et les discours politique fournissant un ample corpus, et la volonté d'information et des média citoyens attestant d'une véritable demande.

Dans un cas comme dans l'autre, il ne faut pas rêver : tout cela ne peut se faire que sur la base de la bonne volonté des enseignants et chercheurs concernés, sur leur temps libre, et sous l'impulsion d'une volonté de redorer le blason terni de leur discipline. Point de secours à attendre de grandes politiques de revalorisation de tel ou tel domaine.

Au niveau de l'enseignement de même, les humanités ne peuvent continuer à ignorer que la majorité de leurs étudiants de première année ne seront ni enseignants, ni chercheurs, et qu'elles ont une obligation de les former à un débouché professionnel. Les sciences politiques sont nées du refus des historiens d'affronter cette question, ainsi que de l'absence criante de communication entre disciplines : faire un bi-deug relève généralement de l'exploit, non pas du fait de la charge de travail, mais de l'absence totale de coordination des différents cursus.

Je m'arrête là, ce billet étant déjà bien trop long. L'essentiel cependant est sans doute d'appeler les humanités à réfléchir sur leur propre rôle en abandonnant la posture qui a été trop longtemps la leur de citadelle assiégée, dont l'existence leur semblait aller de soi, sauf pour les barbares hélas de plus en plus nombreux, qui refuse de considérer leur production sous l'angle de l'utilité sociale et de la formation fournie à leurs étudiants. Oui, les humanités servent à quelque chose. Elles sont mêmes indispensables, tout autant que la recherche scientifique (l'exemple du Japon, qui a non seulement exporté sa technologie, amis aussi des pans entiers de sa culture, devrait à cet égard être éclairant). Oui aussi, il faut que vous vous preniez en main pour le rappeler. Personne ne le fera pour elles.