Alors que je rangeais mes vieux cours, je suis tombé sur les copieux dossiers d'un très bon cours d'économie des institutions, qui était fait pas deux hétérodoxes notoires. Aujourd'hui, je reçois l'annonce d'un séminaire d'économie marxiste. À ce point, vous êtes censés vous inquiéter : vais-je abandonner la science lugubre au profit des grandes envolées conceptuelles de l'économie hétérodoxe. Certes non. Mais je tiens à souligner combien peut être intéressante la lecture de certains hétérodoxes, et expliquer pourquoi ces "certains" sont si rares.
Les hétérodoxes ont ceci de précieux qu'ils mettent l'accent sur les facteurs les plus souvent négligés par l'analyse économique héritée de la révolution marginaliste (pour faire court, l'économie mathématique). Par exemple, Robert Boyer fait souvent remarquer que l'hypothèse d'une maximisation exacte du profit ou de l'utilité a quelque chose d'héroïque. En effet, à proximité du maximum, le gain à localiser exactement le maximum est, au mieux, du second ordre. Pour peu qu'il y ait des coûts à cette recherche, la rationalité économique impose de se fixer ex ante une fourchette dont on sait qu'elle comprend le maximum, me calcul de cette fourchette pouvant être bien moins coûteux que celui du maximum lui-même. L'argument porte à deux niveaux. D'une part, il renvoie à une situation vécue : face à un linéaire entier de desserts lactés, on finit par un prendre un qui nous fait envie, sans examiner l'ensemble des produits pour déterminer celui qui nous fait plus envie que tous les autres. D'autre part, il porte au niveau théorique : de nombreux cadres, de celui de l'équilibre général jusqu'au problème des incitations en organisation industrielle, peuvent être peu robustes à de petites déviations par rapport au comportement optimal.
La critique de Boyer n'envoie certes pas à poubelle les résultats dans ces domaines, mais oblige les économistes orthodoxes travaillant dans ces domaines à prendre en compte les questions de robustesse et de comportement de second rang dans leurs modèles. Ce qui fait finalement avancer l'économie mathématique.
Maintenant, comment expliquer la piètre qualité de l'essentiel de la production se revendiquant haut et fort hétérodoxe ? C'est qu'il est intrinsèquement beaucoup plus difficile d'être un bon économiste hétérodoxe. En effet, pour pouvoir formuler une critique du type que j'ai cité plus haut, il faut être capable de comprendre en profondeur les modèles orthodoxes. Autrement dit, un prérequis nécessaire est d'être meilleur que les orthodoxes dans le domaine de l'économie mathématique. À cet égard, l'exemple de Boyer et Orlean est éclairant : tous deux sont polytechniciens, l'un passé par l'ENSAE, l'autre par les Ponts. En plus de cela, il faut aussi maîtriser d'autres outils d'analyse du réel, fournis par une pratique continue de l'histoire et des autres sciences sociales. De ce fait, être un bon hétérodoxe exige un investissement en formation très important, y compris le franchissement des barrières disciplinaires.
Mais alors, pourquoi y a-t-il tant d'hétérodoxes ? C'est que s'il est sans doute plus difficile d'être un bon hétérodoxe qu'un bon orthodoxe, il est aussi plus facile d'être un mauvais hétérodoxe qui passe pour correct qu'un mauvais orthodoxe qui passe pour correct. En effet, le cadre très contraignant des mathématiques impose un degré minimal de cohérence et de rigueur, ce qui limite la possibilité de camoufler les failles du raisonnement. Au contraire, les hétérodoxes privilégient un exposé très discursif. Or, la forme discursive, souvent plus lâche que l'exposé mathématique dans l'enchaînement des propositions, est un outil très commode pour camoufler les sauts logiques, les arguments bancaux et autres paralogismes, sans parler de la simple insuffisance des connaissances. Plus même, le système des prépas littéraires servent de terrain d'entraînement à un tel usage de l'écrit. Pour y être passé, j'en sais quelque chose : face à un programme de toutes manières beaucoup trop vaste, la bonne stratégie est d'apprendre ce qu'on peut, et d'apprendre à faire croire qu'on sait le reste. Une fois pris, le pli est difficile à perdre, y compris quand on tient un blog ou qu'on rédige un mémoire.
Le biais de recrutement des hétéroxodes va justement dans ce sens : la plupart d'entre eux sont allés vers l'économie hétérodoxe par rejet des mathématiques plutôt que par une compréhension interne de leur limites. Du coup, ils ont dans le meilleur des cas plusieurs dizaines d'années de retard sur l'état de la recherche, et qualifient d'idéologie ce qu'ils ne comprennent pas. Du coup, leurs arguments portent à côté, ne révélant que leur ignorance.
Si j'en parle ainsi, c'est que j'ai à un moment pensé de cette façon, comme la plupart de mes camarades issus de la filière B/L. Je ne jurais que par Alternatives Economiques, et j'étais persuadé que les hypothèses mathématiques de l'économie néoclassique cachaient un sombre combat idéologique au profit de l'égoïsme et de la réduction de l'humain à une marchandise. Deux ans d'endoctrinement avaient été efficaces. Peu à peu, et douloureusement, je me suis rendu compte que je pensais, et disais, n'importe quoi, vouant aux gémonies non l'économie telle qu'elle se pratiquait actuellement, mais une lecture erronée de résultats périmés depuis vingt ans. Bref, tout cela sentait le rance. Je sais qu'en lisant cela, certains vont me prendre pour un vieux con précoce.
Il existe une variété d'hétérodoxes dont ce billet ne parle pas : ceux venus des sciences dures, qui essayent d'appliquer leur cadre d'analyse à l'économie. Ne maîtrisant pas leur discipline d'origine, je suis incapable d'évaluer leur compétences dans leur champ de départ. Mais là encore, force est de constater que ceux qui ont le plus apporté à l'économie sont ceux qui ont pris la peine de comprendre le cadre de l'économie mathématique et de montrer comment leur contribution pouvait s'y insérer.
9 réactions
1 De Badtz - 01/12/2006, 15:56
Et que pensez-vous d'un hétérodoxe comme Michel Husson ?
2 De leconomiste - 01/12/2006, 16:22
Je crois que je préfère ne pas répondre, la lecture de ses textes fait passer Maris pour quelqu'un se sérieux.
3 De Badtz - 02/12/2006, 11:12
Michel Husson est, pour moi, un être étrange. Il est parfaitement horipilant et insupportable lorsqu'il s'en prend aux "libéraux" et nous sort presque le grand complot mondial... Mais en même temps, force est de reconnaitre qu'il maîtrise bien les outils mathématiques et que quand il fait des critiques scientifiques (et non idéologiques comme c'est souvent le cas), il dit des choses intéressantes. Par exemple, sa critique (dans la revue de l'IRES, pas celle parue dans le Monde) de l'article de Laroque et Salanié "Une décomposition du non-emploi" était bien argumentée, précise et plutôt pertinente. Idem quand il critique les évaluations des effets de l'allègement des charges sociales sur l'emploi : il rappelle que les chiffres doivent être soumis à la critique et ne sont pas à prendre de façon "brut". Bref, il me semble à la limite entre Maris et les hétérodoxes dont vous faites l'éloge : agité, énervant et souvent excessif comme le premier, mais parfois compétent et intéressant comme les seconds.
Qu'en pensez-vous ?
4 De Toc - 03/12/2006, 23:28
Et que pensez-vous d'Alain Lipietz ?
5 De Nicogeek - 04/12/2006, 00:26
Et Jean-Marc Sylvestre ?
6 De Doomu Rewmi - 04/12/2006, 02:53
Pour commencer je dois dire que je suis un peu l'ignare qui découvre cette classification du zoo economiste en ortho et hetero. Ignare je vous dis je sais. Je m'en vais continuer mon education sur le thême. Merci.
Mais je sais aussi que le jeu qui consiste a fournir à notre hote l'économiste une liste de personnages à decortiquer (que penses tu de XXX ?") n'a pas de fin prévisible et pas non plus d'interet visible. Leconomiste a proposé sa grille d'analyse du bestiaire, voiloir lui demander de l'appliquer au cas par cas, c'est pas un peu de la paresse intellectuelle ça ? Appliquons joyeusement et comme des grands. Non ?
7 De Olivier - 08/12/2006, 14:09
Il y a également beaucoup d'hétérodoxes dont j'ai l'impression qu'on entend assez peu parler en France. Ce sont ceux qui font des recherches à la croisée de l'économie évolutionnaire (à la Nelson et Winter) et de l'économie des coûts de transactions (à la Williamson). Voir par example esnie.u-paris10.fr/en/arc... . De manière assez intéressante les représentants de ces courants de pensée ont réussi a se créer une niche dans les départements de stratégie des business schools nord-américaines.
Ces chercheurs ne font le plus souvent pas de modèles formels et formulent leur théories de manière verbale. Mais ils testent leur théories empiriquement, en utilisant le plus souvent des outils économétriques. Ce qui, d'ailleurs, souligne une ligne de fracture entre les économistes (néo-classiques ou hétérodoxes) qui confrontent sérieusement leur théories à la réalité en essayant d'utiliser les meilleurs outils d'étude disponibles et les autres, qui ont beau jeu de critiquer mais n'offrent en général pas d'alternatives.
8 De RR - 19/12/2006, 01:12
Ce billet est tout simplement parfait. J'ai déjà eu la même discussion avec d'autres collègues et nous sommes un certain nombre à partager la même opinion que toi.
Juste une question : combien y a-t-il de bons économistes hétérodoxes en France ?
9 De 7.5oz - 10/01/2007, 23:43
Juste pour dire qu'il est arrivé à Lipietz de dire des choses intéressantes, j'en ai été témoin, et je ne le rangerais pas avec JMSylvestre, ni avec Husson et Maris. Un économiste hétérodoxe de qualité, hormis les deux cités, ce serait M. Piore, qui joue le jeu des publications, des débats et ne s'enfuit pas en disant qu'il est dans le camp antilibéral en économie (ce qui est un non-sens). Les transactionnistes sont également le bon exemple d'une posture scientifique et non idéologique.