Les ouvrages d'épistémologie sérieux en économie mainstream sont suffisamment rares pour qu'on s'y arrête. Encore plus rares sont ceux qui s'attaquent à une entreprise descriptive, dire comment fonctionne la recherche en économie, plutôt que normative. C'est ce que fait Bernard Walliser dans ce livre.

Avertissement préliminaire : B. W. est un économiste matheux tel que la France sait en produire. Son itinéraire en fait foi (X, professeur à l'ENPC et à l'ENSAE), son écriture aussi, et c'est peut-être le principal reproche qu'on peut lui faire. Mais j'y reviendrai.

L'ambition du livre est donc de situer l'économie en regard des autres sciences, qu'il s'agisse des sciences de la nature ou des sciences sociales. Si les secondes restent toujours présentes en arrière-plan, ce sont surtout les premières qui font l'objet de comparaisons. Le but du livre est donc clairement de montrer comment les méthodes de l'économie se rapprochent autant qu'il est possible des critères employés dans les sciences de la nature. Pour ce faire, l'auteur déploie cinq dimensions :

  1. La conceptualisation désigne l'opération de construction des systèmes (en économie, on parle plus volontiers de « modèles »), en particulier la délimitation des classes de faits qu'on peut chercher à modéliser, les éléments qu'on peut introduire dans un modèle et les critères internes permettant de comparer un modèle à un autre. Concrètement (si l'on peut dire), B.W. balaye l'essentiel des outils de base de l'économie, de la notion d'acteur à celle d'équilibre, en passant par la rationalité limitée et le calcul fonctionnel appliqué en économie.
  2. La formalisation s'intérresse au langage utilisé pour mettre en relation ces outils. BW y fait un point bienvenu sur le statut du modèle, et envisage toutes les opérations formelle qu'on peut effectuer sur un modèle en en modifiant les hypothèses ou le cadre d'interprétation.
  3. Il aborde ensuite la validation empirique, en mettant en évidence la particularité du mode de validation empirique des modèles économiques, en partant de la notion d'énoncés testable et des problèmes d'endogénéité de la construction même des données pour aboutir aux conditions de validation de modèles très généraux.
  4. Ensuite vient l'utilisation pratique, soit la dimension proprement normative de l'économie. Sur ce point, B.W. est très critique, qu'il s'agisse de l'utilisation de l'économie par des décideurs qui n'y sont pas formés ou qu'il s'agisse du positionnement des économistes en tant que conseillers du Prince. Son argument essentiel est que l'espace des discussions est dans les deux cas incompatible avec un utilisation correcte des concepts de l'économie. Ainsi, le passage par l'espace public réifie immédiatement des constructions conceptuelles et statistiques floues, comme le PIB, ou impose une temporalité incompatible avec la réalisation d'études empiriques respectant les critères minimaux de robustesse. Pour autant, il ne rejette pas l'emploi de l'économie, d'une part comme outil d'information du public en général, et d'autre part comme aide à la décision. Le premier emploi suppose un effort de la part des économistes pour se faire entendre, le second, au contraire, requiert que le décideur politique apprenne à parler le langage des économistes afin d'en saisir les nuances.
  5. Enfin, l'évolution s'intéresse à la trajectoire interne et externe de la science économique elle-même. Du point de vue interne, B.W. retrace l'évolution des principaux programmes de recherche ainsi que leur emboîtement pour construire peu à peu un corpus à peu près commun. Du point de vue externe, il étudie l'évolution du statut de l'économie et de l'économiste par rapport aux autres sciences. À la frontière, il envisage enfin les problèmes de l'enseignement (avec un paragraphe lapidaire sur la réception de l'économie par les physiciens et par les littéraires) et de la vulgarisation.

Ce plan trace reflète un programme ambitieux, à la limite de la gageure. Pourtant, B.W. tient le pari et traite, même brièvement, de tous les sujets que recouvre sont programme. Le prix à payer de cette exhaustivité est la densité du livre, qui suppose un fort investissement de la part de lecteur. En effet, l'auteur suppose le lecteur déjà familiarisé avec les principales branche de l'économie, ainsi qu'un niveau plus qu'honorable en physique (disons de première année de prépa scientifique). De même, la démarche choisie est très mathématique, sous la forme d'une axiomatisation dont on tire les conséquences. Si les deux dernières parties sont par endroit plus descriptives, l'essentiel du livre emploie une démarche très rigoureuse, appuyée sur une terminologie très précise (et heureusement bien définie).

À qui conseiller ce livre ? Avant tout aux économistes, même si le côté « les économistes matheux parlent aux économistes matheux », car il permet de se rendre compte en des termes très précis de ce qu'on fait au quotidien, qu'on soit plutôt théoricien ou empiriste (si, si, les économètres en prennent aussi pour leur grade). On peut sans doute aussi en conseiller aux scientifiques, qui y trouveront une description de l'économie dans un langage proche de celui employé pour décrire leurs propres disciplines. En revanche, il est à craindre que les littéraires ne se découragent vite.

À la lecture, il est clair que l'auteur a été contraint par un format limité, et que cela a pesé sur sa capacité à expliciter et à vulgariser. Ainsi, les exemples sont souvent peu clairs, sauf à qui connaît assez bien le sujet, et semblent souvent être des pièces rapportées après coup pour amoindrir (sans succès, avouons-le) l'austérité du propos. Une immense qualité de ce livre est cependant de fournir une défense solide des méthodes de l'économie sans passer sous silence (au contraire) leurs manques, ainsi que les manquements chroniques des économistes à leurs propres exigences (l'absence systématique d'estimation des marges d'erreur dans les études empiriques est un thème récurrent de l'auteur).

L'intelligence de l'économie n'est donc pas un livre que vous lirez d'un œil distrait, et ne vous permettra certainement pas de briller en société. En revanche, il s'agit d'une lecture exigeante, qui permet de bien faire le point sur ce qu'on fait, et une formidable ressource pour pouvoir réfuter efficacement les attaques contre l'économie-qui-n'est-pas-une-science ou l'économie-sous-marin-de-l'idéologie-ultralibérale-méchante-réactionnaire.