L'économie du copyright est un champ récent. L'article fondateur est Plant 1934 ne fut repris que dans les années 1960 dans le cadre d'une analyse économique de la copie. L'article central de cette littérature est Leibowitz 1985 (lire le billet précédent pour bien saisir l'ironie), qui démontre comment, dans le cas des livres et des magazines, la possibilité de faire des copies et d'extraire des revenus de cette possibilité augmente la disposition à payer des acheteurs (p. ex. les bibliothèques). Tolérer la copie et en faire payer le prix à ceux qui font payer l'accès aux originaux nécessaires peut alors être une meilleure stratégie pour les ayant-droit, qui ont le beurre (une large diffusion de leurs articles) et l'argent du beurre (via une tarification plus élevée des originaux). Cette notion d' appropriabilité indirecte, va informer une large partie des débats sur le sujet.

Parallèlement, l'école ''Law and Economics s'est livrée à une analyse des implications économiques des différentes doctrines juridiques de la propriété intellectuelle. Ruth Towse laisse cette littérature de côté pour se concentrer sur les principaux courants de la pensée purement économique de la question. L'exercice est en soi difficile : les angles d'attaque sont différents, et les enjeux à la fois économiques et technologiques ont largement changé depuis l'émergence de cette littérature. De plus, comme il est normal dans un champ en développement, il n'existe pas de terminologie commune, des arguments similaires étant avancés sous des noms différents, et les différents arguments ne sont pas toujours présenté de manière bien distincte les uns des autres. La première confusion concerne le sujet lui-même. Le plus souvent, le terme désigne la seule dimension de restriction de la possibilité légale de faire des copies, alors que le copyright recouvre également des restrictions sur les travaux dérivés, dont on verra qu'elles sont tout aussi importantes que le problème des copies. Dans le cas du droit d'auteur, on ajoute au paquet un certain nombre de droits moraux qui viennent encore compliquer l'affaire.

Pour s'y retrouver, Ruth Towse distingue quatre courants principaux : l'approche en termes d'économie politique, celle en termes de biens publics, l'approche Law and Economics et la recherche d'alternatives au copyright.

Économie politique du monopole

L'économie standard est agnostique en ce qui concerne la propriété intellectuelle, au sens où elle s'abstrait du débat sur le caractère naturel ou fondamental de ce droit pour le considérer sous le seul angle de l'efficacité de l'allocation des ressources et des conséquences incitatives de cette allocation. Le premier mouvement d'un économiste est donc de considérer la propriété intellectuelle comme une forme de monopole temporaire de l'ayant-droit sur sa création. Comme un brevet, donc, sujet mieux connu et plus étudié, ce qui explique en partie le retard de la littérature en la matière. L'analyse classique du brevet est en effet qu'il s'agit d'un monopole temporaire conféré à son détenteur, lui permettant d'extraire pour une durée limitée des rentes de monopole. Ces rentes lui permettent de compenser l'investissement initial qu'il a consenti en termes de recherche et développement (rejoignant ici une vision schumpeterienne du lien entre rentes de monopole et incitations à innover). L'arbitrage théorique est donc entre l'effet négatif de la rente de monopole (ou de manière équivalente la restriction de la diffusion de l'innovation, à laquelle le brevet pare partiellement en obligeant à la publication du procédé) et les effets d'encouragement de l'innovation. Les questions qui se posent alors sont celles de l'étendue des brevets, de leur durée et la régulation des officines délivrant des brevets.

Même dans le cadre de cette vision élémentaire, note Ruth Towse, les erreurs sont fréquentes, en particulier le glissement inconsidéré entre efficacité statique (une fois que l'innovation est là, la rente de monopole est un poids mort) et efficacité dynamique (en prenant en compte le fait que des rentes plus importantes impliquent des incitations à innover plus fortes). Au propos de R. Towse, il faut sans doute ajouter, comme le remarque P. Legros, que le problème se compose d'inefficacités dynamiques. Dans la mesure où les innovations ne sont pas indépendantes mais s'appuient sur les innovations antérieures (l'innovation est cumulative), des restrictions à l'utilisation d'une innovation ralentit l'innovation subséquente, et donc réduit la portée des bénéfices incitatifs des brevets. Cet effet est démontré par Bessen et Maskin[1].

Aux remarques de R. Towse, je voudrais ajouter que l'analogie avec les brevets est imparfaite quand on parle des biens culturels. La différence de durée est évidente, le copyright étant beaucoup plus long, alors qu'il n'est pas clair que le cycle de vie de la plupart des produits couverts soit, elle, beaucoup plus longue. Cette longueur amplifie évidemment les rentes, les inefficacités dynamiques ainsi que les incitations. D'autre part, le copyright est automatique, alors que le brevet procède d'une démarche volontaire (et coûteuse). Enfin, là où le brevet a pour justification essentielle d'inciter l'innovateur à la publication de son procédé, une telle incitation est inutile dans le domaine des biens culturel, où la publication est une fin recherchée en soi. Toutes ces considérations doivent donc nous inciter à considérer que les problèmes existant dans le cas du brevet vont être amplifiés dans le cas du copyright, avec des effets incitatifs moindres. L'incohérence temporelle est également plus importante dans le cas des biens culturels. Le plus généralement, on considère que les coûts liés à un brevet sont des coûts fixes, c'est-à-dire qu'il est possible de les récupérer au moins en partie dans le cadre d'un autre projet. Les coûts d'un projet culturel sont, eux, totalement coulés : un film qui n'est pas projeté a une valeur exactement nulle. De ce fait, une fois l'œuvre produite, l'artiste sera prêt à la vendre à n'importe quel prix positif.

Il existe toutefois des monopoles essentiels dans l'économie des industries culturelles, ainsi que le relève Ruth Towse : les société de gestion des droits d'auteur. Elles font l'objet d'un chapitre dédié dans Caves (2002)[2]. J'y reviendrai donc peut-être dans un futur billet.

Biens publics et droits de propriété

Les biens culturels sont réputés présenter des aspects de bien public, en cela qu'ils sont non-rivaux (la consommation d'un tel bien par un consommateur n'empêche pas sa consommation par un autre) et difficilement exclusifs (il est difficile d'en empêcher la consommation de manière discrétionnaire). Si la non-rivalité constitue une caractéristique forte, l'exclusivité dépend du cadre technologique (les fameux DRM, par exemple). En présence d'une technologie permettant l'exclusivité, le copyright constitue un cadre légal pour essayer d'obtenir le même résultat.

L'argument en faveur du copyrigyht met alors en avant le problème de tragédie des Communs : en l'absence d'exclusion, un auteur ne peut espérer retirer des bénéfices de sa création, puisqu'il se trouvera toujours quelqu'un prêt à en vendre des exemplaires à leur coût marginal, se comportant en passager clandestin de l'investissement initial requis par la création de l'œuvre. Cela désincite à la production d'œuvres comme à leur mise sur le marché initiale par les éditeurs. C'est exactement l'argument qui servit de base au Statute of Anne, considéré comme l'acte de naissance du copyright. Dans sa forme moderne, il ramène les biens culturel au cas général mis en avant par Coase : si les coûts de transaction sont faibles, des droits de propriété bien définis permettent à la négociation entre acteurs d'atteindre un optimum de Pareto. C'est à cette dernière idée que s'est attaqué Lawrence Lessig, sous le terme de « tragédie des anti-communs », montrant que la dispersion des droits de propriété intellectuelle sur une création avait eu pour conséquence de rendre prohibitifs les coûts de transaction, sauf pour de très gros acteur[3].

Ruth Towse note toutefois que la tragédie des communs repose essentiellement sur la rareté des ressources communes, utilisables seulement de manière rivale (si l'un fait paître ses moutons dans le champ commun, il y a moins d'herbe pour les autres). Dès lors, l'argument s'inverse, l'efficacité économique statique requérant un libre accès au bien du fait de sa nature de bien public. La question qui se pose est alors la mise en place d'un système d'incitations à la création qui ne soit pas assis sur des droits de propriété, mais sur un système fiscal ou parafiscal.

Law and Economics

La littérature sur le copyright dans ce domaine est dominée par Landes est Posner 1989, qui mettent l'accent sur une analyse en termes d'économie du bien-être. Leur idée initiale est que le système de propriété intellectuelle doit être telle que l'incitation à créer est exactement égale à la valeur sociale de la création, prenant en compte le ralentissement de la création dû au système de propriété lui-même. Idéalement, il la durée du copyright devrait donc être modulée en fonction de la valeur sociale de chaque œuvre. Cette grandeur étant mal définie, les auteurs voient un copyright uniforme comme une bonne solution de second rang. En outre, le changement technologique augmente l'étendue des marchés pour ces biens, et donc la valeur sociale de chaque création. Posner et Landes appellent donc à un copyright dont la durée s'allonge à la mesure de l'extension des moyens de diffusion.

Dans leur article de 2002, ils proposent un système de protection très fort, et sans limitation de durée, mais avec un système de renouvellement volontaire. Dans l'immense majorité des cas, disent-ils, la valeur du contenu est faible et ils sont effectivement non-rivaux. De tels contenus tomberaient donc très rapidement dans le domaine public. Inversement, pour un petit nombre de contenus (mais ceux qui produisent l'essentiel des revenus), l'usage productif des contenus est effectivement rival : si Mickey est dans le domaine public, n'importe qui peut fonder un Mickeyland ou un Mickey Magazine qui va être en concurrence avec leurs équivalents Disney, voire en ternir l'image selon l'utilisation qui est faite du contenu. Cette rivalité, fonde, d'après les auteurs, des droits de propriété forts, à l'image de ce qui existe en termes de droit des marques.

Si une telle proposition paraît assez régressive, surtout au regard des inefficacités dynamiques remarquées par ces mêmes auteurs, elle mérite qu'on ne la rejette pas trop vite. Une protection plus longue signifie des coûts dynamiques importants, mais un renouvellement volontaire peut permettre à la puissance publique de prélever une partie du surplus escompté par la prolongation afin de contrebalancer ces coûts. On pourrait ainsi imaginer une protection à faible coût à l'origine, puis avec un tarif qui augmente très rapidement avec la durée de protection, permettant de dégager des moyens pour un financement public de la création (ou toute autre forme de politique culturelle jugée socialement désirable). Il s'agit alors d'un problème de taxation optimale, qui permettrait peut-être de limiter les rentes actuellement constatées et de moduler la durée de la protection ex post en jouant sur la progressivité de la protection. Le système de redistribution à mettre en place à fait l'objet d'un certain nombre de travaux (voir le Stocktake).

Un autre domaine important de l'école Law and Economics est l'analyse du fair use, c'est-à-dire des conditions dans lesquelles un contenu doit pouvoir être réutilisée sans autorisation préalable ni rémunération. Cette idée procède assez directement de la question des coûts de transaction. Le problème du fair use est donc de déterminer les cas où les coûts de transaction empêcheraient un usage socialement bénéfique des contenus sans altérer sensiblement les incitations des auteurs.

Alternatives au copyright

Comme le fait remarquer Ruth Towse, les arguments ci-dessus, bien qu'allant tous en faveur d'une forme de copyright, ne sont pas toujours compatibles entre eux. Quoi qu'il en soit, il existe aussi des auteurs opposés au copyright dans son principe.

Ainsi, Varian (2005) et Boldrin et Levine (2002) et (2008) défendent l'idée que le fait d'être le premier sur le marché permet de bénéficier d'économie d'échelle, de possibilités de discrimination par les prix et de ventes liées qui rendent superfétatoire un système de monopole légal dans le domaine des biens culturels. Boldrin et Levine vont plus loin en montrant que la propriété intellectuelle sous sa forme actuelle ne se limite pas au droit de posséder et de vendre des idées, mais comprend aussi celui se réguler l'usage qui en est fait, ce qui serait absurde dans tout autre domaine : une fois ses cannes vendues, un planteur de cannes à sucre n'a plus son mot à dire sur l'usage qu'il en est fait, même s'il préfèrerait qu'elles servent à faire du rhum plutôt que du sucre en poudre. Ruth Towse remarque que ce problème est devenu flagrant dans le cas des limitations imposées à l'usage des morceaux légalement achetés en ligne, poussant finalement Apple à abandonner les DRM sur les morceaux vendus via iTunes.

Enfin, un dernier angle d'attaque, encore plus radical, est de dire que le copyright lui-même ne fonctionne ni au bénéfice des auteurs ni à celui des consommateurs, mais au seul profit de ceux qui possèdent déjà un pouvoir de marché important, majors et superstars. C'est là un des points centraux de l'argumentaire de Lessig, et, sous une forme plus atténuée, de Ruth Towse elle-même, qui met en évidence le fait que les revenus tirés du copyright sont faibles pour l'immense majorité des artistes, et que les quelques-uns pour lesquels ils sont importants ont un pouvoir de marché qui leur permettrait de tirer des revenus de leur activité artistique en l'absence de copyright.

Conclusion de cette seconde étape

Le copyright n'est donc pas, loin s'en faut, un point de consensus parmi les économistes. Cela l'est d'autant moins que les éléments empiriques pour évaluer les incitations comme les effets pervers des différents types de régime manquent. Les éditeurs répètent souvent que personne ne remarque l'absence d'un (génie) inconnu. L'argument est à double tranchant si on songe que personne non plus ne remarque un livre qui n'a pas été écrit parce que son auteur n'a pas eu accès aux contenus qui lui auraient apporté les matériaux nécessaires.

De ce fait, le silence de l'économie de la culture sur le sujet (remarquez qu'à part Ruth Towse, pratiquement aucun des auteurs cités n'est un habitué du Journal of Cultural Economics) est assez assourdissant. De fait, le champ est assez largement dominé par une perspective descriptive, et fournit beaucoup d'éléments sur la manière dont le copyright génère des rentes dans le système actuel. La perspective normative est nettement moins bien représentée. Je parlerai ultérieurement de l'explication qu'en donne Ruth Towse, mais le prochain billet fera d'abord le point sur les éléments saillants de cette littérature descriptive.

Notes

[1] Les plus anciens lecteurs de ce blog se souviennent que ce papier a fait l'objet d'un de mes plus anciens billets où je montrais que leur raisonnement avait, selon moi, une faille : celle de ne pas tenir compte de la possibilité du secret industriel. C'était, je l'ai appris par la suite, une bonne idée, puisqu'elle a fourni un chapitre principal à une thèse (soutenue au moment où j'ai eu l'idée). On peut remarquer que cette faille n'existe plus dans le cas des biens culturels, tenir secrète une création empêchant d'en tirer des revenus. L'article n'est sans doute pas l'instrument de critique du système de brevets que ses auteurs veulent en faire, mais il ferait sans doute une excellente machine de guerre contre le copyright. Par ailleurs, je crois que cet article restera un des souvenirs importants de ma thèse. D'une part pour la frustration d'avoir eu une bonne idée mais de me rendre compte que je n'étais pas le premier, et d'autre part parce que ce n'est pas tous les jours qu'un petit Padawan en première année de thèse relève en séminaire un problème dans une contribution présentée par le directeur de thèse du directeur de thèse de son directeur de thèse. Fin de la digression et du quart d'heure d'autocongratulation (tiens, Mathématica a fini de calculer).

[2] Richard Caves, Creative Industries, Harvard University Press, 2002.

[3] Ceci n'épuise naturellement pas le contenu de Free Culture, sur lequel il faudrait également que je revienne un jour.