Le Monde, journal de référence ?

En préambule, je reste un peu étonné de la réaction de certains EC, pour qui le fait que Le Monde n'est pas un quotidien fiable est une incroyable nouvelle. Étant économiste, technophile et contributeur à Wikipédia, j'ai pu constater que sur ces trois thèmes au moins, les articles de mauvaise qualité, content-free et parfois carrément faux sont au moins aussi nombreux que ceux apportant vraiment quelque chose au lecteur qui connaît un peu le domaine. Sport pratiqué un moment par la blogosphère économique française, le relevé des erreurs dans les articles d'économie a fini par lasser (voir cependant Boucherie économique chez O.B.O.) : il est décourageant de voir semaine après semaine les mêmes erreurs conceptuelles ou de casting (interroger un économiste non pas parce qu'il est compétent sur une question, mais parce qu'il est connu). Le traitement des sciences et de la technologie vaut rarement mieux (voir ce billet de David Monniaux, qui a aussi le mérite d'illustrer aussi mon troisième point, ainsi que les autres billets de sa catégorie), et celui de Wikipédia est le plus souvent abyssal d'ignorance (et je ne serais pas juste sans mentionner la reprise de textes ou d'images issues des projets de la Wikimedia Foundation sans mention de la source).

Bref, la faible qualité moyenne du Monde ne me semble pas être un scoop. Ce l'est manifestement pour un certain nombre d'enseignants-chercheurs, qui se sentent trahis par le journal qu'ils voyaient comme leur allié naturel. Au fond, est-ce si surprenant que cela ? Mon impression est que pas vraiment.

Le monde universitaire, cet inconnu

Prenons un peu de recul : quelle image le grand public a-t-il de l'enseignement universitaire et de la recherche ? Le plus souvent, quelques réalisations spectaculaires ou expériences grossièrement déformée dans leur traitement médiatique, pratiquement toujours dans le domaine des sciences dures. Les sciences sociales font parfois une apparition à l'occasion des mouvements sociaux, en général pour défendre un point de vue politiquement marqué, le petit jeu étant de trouver un chercheur de droite à opposer à un chercheur du gauche pour obtenir quelque chose qui n'a, en fait, rien à voir avec la neutralité. Les journalistes ont-ils des raisons d'être mieux renseignés que leur lectorat sur le sujet ? Pas vraiment. Comme le fait remarquer David Monniaux, les sciences en général ne font pas partie en France du bagage de culture générale attendu pour exercer ce type de profession.

Les choses sont plus compliquées pour les humanités : elles font (encore) partie de ce qui fait l'intellectuel à la française. Sauf que s'il est possible d'aller à l'université pour se former à ces disciplines, il est rares que les disciplines en question sortent de l'université pour expliquer ce qu'elle font. Parmi les littéraires, les historiens me semblent être les seuls à avoir compris l'intérêt qu'il y avait à jouer le jeu de la vulgarisation, à rebondir sur l'actualité (cinématographique, par exemple) pour mettre en avant l'état de la recherche. Dans d'autres domaines, en revanche, suggérer qu'il pourrait être bon d'expliquer ce qu'est la recherche est vu comme peine perdue ou pire, une dangereuse hérésie conduisant tout droit aux flammes de la question honnie de l'utilité de la recherche dans ces domaines.

J'ai déjà expliqué pourquoi je pensais de cette attitude vis-à-vis de la question de l'utilité : totalement contre-productive dans la mesure où la réponse à cette question est favorable à la recherche. Ce qui m'inquiète, c'est de voir comment du refus de l'utilité on passe au refus de la vulgarisation, refus qui nourrit, par pur effet d'ignorance, l'image d'une caste universitaire refermée sur elle-même et ne traitant que de problèmes qui n'intéressent personne d'autre. Il me semble évident que le rapport ambigu, voire franchement hostile, à l'égard de Wikipédia, ressort du même phénomène de rejet de tout ce qui oblige les universitaires à se confronter au fait que la légitimité sociale n'est pas une donnée, mais qu'elle se construit.

À plusieurs égards, les scientifiques s'en tirent mieux. J'ai l'impression que ce qui fut initialement leur faiblesse (le peu de considération des intellectuels pour les sciences, considérées comme bassement descriptives et utilitaires) s'est muée en atout. Privées de légitimation par les intellectuels, les sciences ont dû défendre leur existence en en appelant au grand public, comme en témoigne les nombreuses initiatives de sensibilisation aux sciences, dont la Cité des Science et le Palais de la Découverte ne sont qu'un aspect. Arrêtons-nous un instant sur ces institution. Comparez l'effort pédagogique qui y est déployé pour faire approcher et comprendre les concepts, parfois contre-intuitifs, des sciences, avec celui réalisé par les grands musées pour mettre en contexte œuvres et expositions : nous ne sommes pas dans le même monde. Ou plutôt nous ne sommes pas du même monde : chaque fois que je prends le livret d'une exposition au Musée national d'art moderne (a.k.a. Centre Pompidou), j'ai l'impression que le rédacteur déploie des trésors d'inventivité pour montrer au lecteur qu'on est entre gens de bonne compagnie, à qui il n'y a pas à expliquer le contexte ou le programme artistique de l'artiste concerné, sauf par allusions.

Au rebours des scientifiques, les littéraires semblent s'être longtemps appuyé sur un soutien sans faille des intellectuels, qui sans être vraiment au fait de la vie universitaire, tenaient pour acquis que la recherche en littérature, en histoire ou en philosophie constituait le plus haut accomplissement de l'esprit humain. Cette alliance se retourne aujourd'hui contre les universitaires, qui se trouvent emportés dans la débâcle du statut de l'intellectuel, et se retrouvent réduits à quia, ne sachant comment s'adresser à un grand public qu'ils ont longtemps ignoré.

Cette ignorance n'a selon moi rien d'innocent : elle est le miroir d'une vision de l'université vouée à former uniquement les cadres, à former à la recherche par la recherche, et qui veut ignorer la présence en son sein d'une écrasante majorité d'enfants des classes populaires et moyennes qui se destinent à des études courtes et viennent chercher à l'université ni connaissances ni nouveaux horizons, mais un diplôme qui réduira le risque du chômage et améliorera un peu leurs perspectives professionnelles.

Si j'écris cela, c'est évidemment que je pense qu'il est encore possible de renverses la vapeur, et de convaincre tout un chacun de la haute qualité de la recherche française, et de la gravité du sous-financement chronique du système universitaires français. Mais pour cela, il faut à mon sens que les enseignants-chercheurs renoncent définitivement à l'idée que la recherche n'a pas besoin d'autre légitimité que sa propre existence pour passer à celle que dans un pays démocratique, la légitimité se construit par une intervention volontaire, concertée et constante dans l'espace public.