L'avantage des artistes, c'est qu'ils ne sont en général pas rompu à l'exercice de la recherche de rente et du lobbying. Du coup, les ficelles de l'argumentation habituelle deviennent des cordes bien visibles. C'est particulièrement le cas de cet article. Naturellement, il s'agit de faire l'apologie de la riposte graduée et de clouer au pilori les méchants qui téléchargent illégalement des contenus (et font perdre beaucoup d'argent aux pauvres artistes dans la misère). Seulement là, c'est tellement gros que ça a du mal à passer. Dès l'introduction :

Il est un délit maintenant reconnu de tous : celui de visionner des films gratuitement sur son ordinateur via Internet. On appelle ça le "piratage", bien que l'image soit bien moins glamour que celle du capitaine Sparrow bravant les forces de l'océan. Le piratage est tout simplement "un vol caractérisé". Il y a 500 000 vols de films par jour en France : 500 000 connexions illégales. Les internautes français détiennent ce triste record du monde.

Trois erreurs factuelles en cinq phrases : la performance est respectable. Il faudrait sans doute commencer par expliquer à Luc Besson le fait que le téléchargement illégal n'est pas en France un vol, mais une contrefaçon, ce qui n'est pas du tout la même chose. La raison en est évidente : les biens dont il s'agit ne sont pas rivaux. Si je vole une pomme à un étalage et la mange, le vendeur a une pomme en moins à vendre. Si je télécharge un film, le vendeur n'a pas un film de moins, et je n'empêche personne de lui acheter le droit de le visionner. Évidemment, parler de vol est plus impressionnant que de parler de contrefaçon, mais à ce niveau-là, je ne suis franchement pas sûr que Luc Besson comprenne la différence.

Deuxième erreur : prétendre pouvoir donner un chiffre fiable du nombre de téléchargements de films en France. Je serais bien curieux de voir comment a été calculé ce chiffre (ne serait-ce que pour lui appliquer le même traitement qu'au nombre d'emplois liés à l'automobile), mais je suis prêt à parier qu'il relève, au mieux, de l'estimation au doigt mouillé. Utiliser publiquement un tel chiffre, c'est au mieux de l'ignorance, au pire la mauvaise foi la plus caractérisée. Dans le même ordre d'idée, j'aimerais bien savoir où Luc Besson a trouvé des chiffres concernant les téléchargements illégaux en Chine, en Inde ou au Mexique afin de les comparer à ceux de la France.

Troisième erreur conceptuelle, celle d'affirmer que tout visionnage d'un film téléchargé illégalement prend la place d'un achat correspondant. C'est tout bonnement stupide, puisqu'on pourrait aussi bien dire que ces visionnages prennent la place d'autant de soirées devant la télévision, et donc ne prennent la place d'aucune vente. Comme le rappelait récemment Ruth Towse dans sa revue de littérature, les données actuellement disponibles doivent avant tout inciter à la prudence, en particulier en matière législative, face aux revendications des producteurs.

Le reste de l'article reprend une autre antienne, qui, pour être partiellement vraie, n'a pas les conséquences que Luc Besson voudrait lui donner. Il fait remarquer qu'un certain nombre d'entreprises (plates-formes, moteurs de recherche, fournisseurs d'accès) tirent parti du téléchargement illégal, puisque celui-ci augmente la propension à payer des consommateurs. D'où la revendication d'une part du gâteau, d'une manière il faut bien le dire assez peu fine. Ce que demande en effet Luc Besson, c'est l'argent de la licence globale... sans accorder la licence. Et le même Luc Besson d'avancer le chiffre d'un milliards d'euros de manque à gagner tout aussi sujet à caution que les autres.

Faut-il ignorer ce genre de tribune ? Tant qu'elles sont sur ce ton, sans doute oui : je ne crois pas qu'une discussion soit possible tant que les auteurs se fondent sur une conception aussi erronée de ce que sont les biens informationnels et de la finalité des droits à percevoir rémunération qui leur sont conférés. Du point de vue de l'économiste, ces droits n'ont rien d'absolu : ils ne sont qu'un outil destiné à fournir les incitations nécessaires à la productions d'œuvres. Et pour l'instant, je reste peu convaincu des discours selon lesquels la création est menacée, qui dépasse rarement la revendication. Je préfèrerais avoir en face un discours articulé, cela permettrait d'avancer, ce qui n'est pas possible avec ce genre de tribune.